Presse Med. 2015; 44: 586–589

Évaluation et progrès

RECHERCHE CLINIQUE

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Données de vie réelle et recherche clinique : le complément des données des essais randomisés ? Hervé Maisonneuve 1, Gérard Babany 2

Disponible sur internet le : 6 mai 2015

1. 30, rue Faidherbe, 75011 Paris, France 2. Département information médicale et pharmaceutique, laboratoire Roche, 92650 Boulogne-Billancourt cedex, France

Correspondance : Hervé Maisonneuve, 30, rue Faidherbe, 75011 Paris, France. [email protected]

Real-world data and clinical research: The complement data from randomized trials

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es méthodologies utilisées en recherche clinique sont principalement les essais comparant des stratégies à visée diagnostique, thérapeutique et pronostique. Depuis Bradford Hill dans les années 1950, les essais randomisés contrôlés (ECR) ont été considérés comme la meilleure méthodologie pour apporter une preuve d'efficacité et/ou de sécurité d'un produit de santé [1]. Complétant ces ECR, au service de la preuve, les méta-analyses d'essais randomisés et les revues systématiques apportent des arguments avec de forts niveaux de preuve. Les raisonnements basés sur les ECR, les méta-analyses, les revues systématiques ont permis la diffusion des concepts d'evidence based medicine (EBM) et de structurer nos raisonnements cliniques. Depuis quelques années, des changements peuvent contribuer à mettre en doute nos stratégies. La vérité, même obtenue par de très bonnes méthodologies, n'est pas éternelle [2,3]. Des bases énormes de données de santé existent dans les pays développés. L'analyse de ces bases, et d'autres sources de données, apporte des informations pour évaluer des stratégies. Les technologies qui facilitent la communication, les archivages,

les mises en commun et l'ouverture des données ont été accompagnées par des méthodologies d'analyse des « Big data ». Les décideurs et payeurs demandent de compléter les informations des ECR, et d'analyser des données de vie réelle pour mieux évaluer l'apport des produits de santé.

Les ECR et l'EBM ne suffisent plus ! La validité interne des ECR est très bonne, mais la validité externe a pu être discutée. La transposabilité des résultats des ECR a été questionnée car ces essais sont réalisés à partir de population de malades sélectionnés. Ces populations ne correspondent pas toujours à celles observées lors de la pratique professionnelle. Des sous-groupes (enfants, personnes âgées, femmes enceintes, formes sévères, poly-pathologies, etc.) sont mal représentés dans les populations des ECR. Des indicateurs comme la qualité de vie, le handicap, la satisfaction sont mal évalués. Les effets indésirables sont évalués sur des échantillons insuffisants. L'aspect médico-économique est non ou insuffisamment analysé [4]. Des recommandations ont été publiées pour améliorer ces études [5]. Le double aveugle est souvent

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Que veulent aujourd'hui les décideurs et payeurs ? Outre les données des ECR qui sont le gold standard pour accorder l'autorisation de mise sur le marché des produits de santé (essentiellement médicaments), les décideurs veulent des informations sur l'utilisation des produits dans la vie réelle. Ils veulent apprécier les impacts généraux des stratégies et produits de santé en situation pragmatique, lors de leur mise en œuvre en « vraie vie ». Les données de vie réelle (encore appelée real-world data ou RWD) sont les données collectées en dehors des ECR [7]. L'ISPOR (International Society for Pharmacoeconomics and Outcomes Research, www.ispor.org) propose de les classer en 3 groupes : données cliniques, données économiques et données des patients (par exemple, qualité de vie, performance dans un environnement). Ces informations sont essentiellement demandées pour réévaluer les produits de santé après leur mise sur le marché, que ce soient des réévaluations économiques, de bon usage, de tolérance, etc. D'autres usages de ces données, notamment avec des objectifs de recherche, ont été décrits.

Quelles données de vie réelle peuvent compléter les résultats des ECR ? L'ISPOR distingue les registres et cohortes, les bases de données administratives, les données complémentaires des essais randomisés, les essais pragmatiques (souvent prospectifs et randomisés), les enquêtes de santé et les données informatisées des dossiers de patients [7]. Cette classification devrait être actualisée, car les données des réseaux sociaux, des moteurs de recherche apportent des informations. Notre objectif est de citer quelques exemples, car l'exhaustivité est impossible dans ce domaine. Un registre est un recueil continu et exhaustif de données nominatives intéressant un ou plusieurs événements de santé dans une population géographiquement définie, à des fins de recherche et de santé publique, par une équipe ayant des compétences

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appropriées. Les pays scandinaves ont de nombreux registres de maladies, souvent exhaustifs car tous les malades sont enregistrés dans ces bases (registre danois en rhumatologie, par exemple). En France, ils sont nombreux, citons, par exemple, les registres du cancer. Le portail épidémiologie France (https:// epidemiologie-france.aviesan.fr) liste 78 registres. Une cohorte est l'observation de la survenue d'événements de santé dans le temps au sein d'une population définie. Citons les cohortes de Framingham qui, depuis 1948, ont permis d'étudier les maladies cardiovasculaires. Le portail épidémiologie France liste 338 cohortes. Citons pour exemple des cohortes anciennes comme 3C, Gazel, Suvimax, mais aussi la cohorte Constances sur le vieillissement et les risques professionnels dont l'objectif est de suivre 200 000 personnes qui seront recrutées d'ici 2018 ou 2020 [8]. Les ressources nécessaires peuvent être mutualisées entre divers promoteurs et/ou utilisateurs. Les bases de données administratives contiennent des données collectées pour des raisons comme le remboursement, avec des informations sur le diagnostic, sur l'utilisation de procédures. Elles permettent des analyses le plus souvent rétrospectives, et elles peuvent être liées entre elles. Elles sont très nombreuses en Amérique du Nord, avec des réseaux d'établissements de santé qui communiquent leurs données. Le projet PCORNET aux ÉtatsUnis (http://www.pcornet.org/) est ambitieux : The national patient-centered clinical research network consiste à mutualiser les données de 11 Clinical data research networks (par exemple, Kaiser foundation research institute, Harvard university. . .) et 18 Patient powered research networks (par exemple, Genetic alliance, COPD foundation, Duke university. . .) pour constituer des bases de données énormes. La France a des bases de données comme le SNIIRAM (Système national d'information interrégimes de l'assurance maladie) qui ont permis des analyses intéressantes, par exemple la mise en évidence des effets indésirables du benfluorex [9]. L'Institut des données de santé a pour objectif de collecter ces informations et de faciliter leur utilisation (http://www.institut-des-donnees-de-sante.fr/). Ces bases sont insuffisamment exploitées. Les essais cliniques pragmatiques, et les données supplémentaires collectées lors des ECR apportent des informations très utiles. Ces méthodes ont les limitations des ECR, à savoir de petits effectifs, et l'allocation de ressources dédiées. L'exploitation des dossiers médicaux électroniques permet de disposer de données détaillées, recueillies longitudinalement et de bonne qualité métrologique. Il faut développer des méthodologies adaptées pour les analyser et gérer les problématiques de compatibilité des bases et de confidentialité des données.

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négligé voire impossible dans de nombreuses situations non médicamenteuses. Une signification statistique n'est pas toujours prédictive d'une pertinence clinique. Si l'EBM et les courants de la collaboration Cochrane ont largement influencé nos conduites depuis 20 ans, n'existe-t-il pas une crise ? [6] Certaines recommandations fondées sur l'EBM ne prennent pas en compte la problématique « patient » dans sa globalité. Le volume de la science basée sur des preuves, et en particulier le nombre des recommandations, n'est plus gérable. Des effets statistiquement significatifs sont souvent marginaux en pratique clinique du fait de la faiblesse de la quantité d'effet. Ces règles méthodologiques un peu rigides nous conduisent à une médecine qui s'éloigne du patient. Les recommandations ne répondent pas aux problématiques fréquentes que sont les poly-pathologies et comorbidités.

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La comparaison est la base pour de bonnes analyses Des méthodologies d'analyse adaptées à ces bases de données énormes ont été décrites. Les biais sont plus nombreux que lors de l'analyse des ECR. Les méthodologies rétrospectives ont des

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biais de sélection, de mesure, de mémorisation, de confusion, d'immortalité qu'il faut identifier et diminuer si possible. La collecte des données, les critères de saisie, la conservation des données n'ont pas les standards qualitatifs des ECR. Les données des bases administratives ont été colligées avec des objectifs qui ne sont pas ceux de la recherche scientifique. Les analyses de ces bases sont descriptives, mais il faut toujours privilégier la comparaison, fondement de nos raisonnements scientifiques. Elle est possible, voire indispensable, et il s'agit de méthodologies adaptées de type CER (comparative effectiveness research). Une littérature dédiée, des ouvrages didactiques permettent de bien comprendre ces méthodologies [10]. Certaines agences d'évaluation ont alloué des moyens pour la mise en œuvre de ces méthodes. Aux États-Unis, PCORI (PatientCentered Outcomes Research Institute www.pcori.org) a cette mission : Our mandate is to improve the quality and relevance of evidence available to help patients, caregivers, clinicians, employers, insurers, and policy makers make informed health decisions. En Europe, les agences d'évaluation mettent progressivement en œuvre ces méthodes. Les décideurs et les payeurs sont-ils prêts à intégrer ces nouveautés ? Des formations des professionnels de santé sont nécessaires. Les revues biomédicales, historiquement très cliniques et basées sur les ECR, comme le New England Journal of Medicine, publient désormais des recherches de larges études à partir de bases de données administratives. Par exemple, en comparant 109 341 interventions chirurgicales avant mise en place d'une checklist au bloc opératoire, avec 106 370 interventions après mise en place de la checklist, des chercheurs ont montré que la checklist ne réduisait pas significativement la mortalité et les complications opératoires, 30 jours après la sortie de l'hôpital [11]. Cette étude, faite en Ontario, Canada, alimente le débat sur les checklists. Comment interpréter ces analyses, quels étaient les biais, la qualité des données ? Des études en faveur de l'utilisation des checklists contredisent ces observations.

Problématiques liées aux données de vie réelle

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Avantages et inconvénients sont nombreux et probablement pas encore tous décrits. Un avantage est la mutualisation des coûts, à la différence des ECR, très chers et difficiles à financer avec un seul promoteur. Ces données permettent d'évaluer la performance plutôt que l'efficacité, et de ce fait intègrent mieux l'environnement, les influences diverses qui interfèrent avec les produits de santé, et autres interventions. Des comparaisons entre stratégies diagnostiques et thérapeutiques apportent des informations nouvelles. Ces analyses peuvent aider à orienter des priorités de santé. Des données de long terme viennent compléter celles des ECR qui sont limitées dans le temps et n'évaluent pas toujours bien le rapport risque-bénéfice. Il devient possible de mieux évaluer les coûts, l'observance, les utilisations en

dehors des autorisations de mise sur le marché, voire de mieux préparer des protocoles de recherche. Les critiques principales tiennent aux biais, mais peut-on répondre par le fait que les volumes « écrasent les biais » ? Des controverses existent sur ce point. Qui doit payer pour obtenir des données de vie réelle ? Nombreuses sont les questions en voie de résolution : confidentialité, compatibilité, accessibilité des données. Qui possède ces données, qui peut les analyser, comment les analyser et comment les publier ? Avec le temps, des réponses seront progressivement proposées. La collecte de ces données permettra des analyses et modifications de comportements bien au-delà des simples informations cliniques et économiques. Le croisement des données nous amène à un système de santé apprenant (The Learning healthcare system) [12]. L'institut de médecine (États-Unis) a publié des rapports pour montrer que tout est lié et peut contribuer non seulement à l'aide pour la recherche, mais aussi au management du savoir, au transfert intergénérationnel, aux responsabilités partagées, à l'engagement des acteurs dont le public, voire aux systèmes d'aide à la décision, etc.

Quelles frontières pour la recherche clinique et l'épidémiologie ? Il faut s'attendre à des évolutions rapides, inattendues. Prenons deux exemples : les réseaux sociaux de patients et les recherches d'information sur Internet, mais il y en a beaucoup d'autres. Dans le domaine de la sclérose latérale amyotrophique (SLA), suite à des expérimentations animales, et à une publication sur 16 cas humains versus 28 témoins, une hypothèse a été proposée : le lithium pourrait-il améliorer la survie des patients atteints de SLA ? Le réseau www.patientslikeme.com avait 4318 patients atteints de SLA et 348 ont pris du lithium (149 inclus finalement dans l'analyse). En obtenant des données de ce réseau, en créant un algorithme adapté, des chercheurs ont apporté une réponse qui a plus tard été confirmée par des ECR, à savoir que le lithium n'était pas utile dans la SLA [13]. À tort ou à raison, Google et Wikipédia peuvent prétendre être compétitifs, voire meilleurs que des agences publiques pour la surveillance d'épidémies. Consultez la carte actualisée des syndromes grippaux, Google Flu Trends (www.google.org/ flutrends/intl/en_gb/) et comparez ces courbes de syndromes grippaux avec celles fournies par les agences publiques. En pratique, les patients vont sur Internet avant d'obtenir un rendez-vous chez un médecin. Des études ont montré des tendances similaires avec Wikipédia : la superposition des courbes des syndromes grippaux fournies par Wikipédia, et les centers of disease control aux États-Unis est convaincante [14].

Amélioration de l'algorithme du niveau de preuve ? Tous ces développements concernant les données de vie réelle, la pertinence de l'analyse statistique avec de nouveaux outils

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(Google, Wikipédia, opérateurs téléphoniques), plaçant le sujet et le patient au centre de leurs préoccupations. Ce seront nos partenaires de demain. Déclaration d'intérêts : H.M. est consultant en rédaction scientifique et en formation ; G.B. est employé de Roche.

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méthodologiques, le nombre de données traitées qui évolueront vers le traitement de « Big Data », nous montrent que les données de vie réelle doivent être placées à un niveau de preuve équivalent et complémentaire à celui des essais cliniques randomisés : s'agit-il d'un nouveau paradigme du niveau de preuve [15] ? Des acteurs d'horizons nouveaux apparaissent

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Références

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