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PED0010.1177/1757975913506599Global Health PromotionS. L. Faye et al.

Article Original Politiques de lutte contre le paludisme en Casamance, Sénégal: une activité de santé publique soumise aux contextes de conflit et de décentralisation Sylvain Landry Faye1, Frédéric le Marcis2, Fatoumata Samb1 et Mouhamed Badji1

Résumé: Cet article analyse, à partir d’une ethnographie menée à Oussouye (Casamance), la manière dont s’incarnent et se traduisent les politiques nationales sanitaires, dans des contextes locaux spécifiques. Il discute des contraintes que rencontre une politique globalisante, ou plus exactement des points aveugles de cette politique pas suffisamment à l’écoute du contexte, c’est-à-dire, des spécificités régionales et géopolitiques. Les résultats indiquent que le contexte de la décentralisation et du conflit casamançais ont eu des effets sur le financement, la gestion des activités promotionnelles et la domestication des recommandations officielles de la lutte contre le paludisme. Par ailleurs, celles antérieures laissent des traces, qui s’expriment dans les discours des acteurs et structurent la façon dont ils pensent la lutte aujourd’hui, alors même que cette dernière est supposée s’inscrire dans un autre paradigme. Enfin la dissonance de la prescription d’antipaludiques à Mlomp et Elinkine fait penser à l’existence de « territoires » locaux de la santé où les recommandations nationales cèdent la place aux spécificités contextuelles et locales. Les politiques de santé ne peuvent faire l’économie ni des acteurs, ni des contextes locaux, cependant la prise en compte de la spécificité ne doit certainement pas se faire au détriment d’une certaine notion de « l’être ensemble ». Mots clés: Afrique, conflit, décentralisation, gouvernance, organisations non gouvernementales, paludisme, planification, politiques, promotion de la santé, santé publique, Sénégal

Contexte Depuis la déclaration d’Abuja (2000), les Etats africains ont insufflé une dynamique dans la lutte contre le paludisme en s’appuyant sur l’évolution des connaissances produites par la recherche biomédicale (1). Au Sénégal, les mesures de contrôle de cette maladie ont évolué, avec l'introduction des combinaisons thérapeutiques à base d’artémisinine (CTA) en 2006. Après une utilisation transitoire (2003 à 2006) de la combinaison amodiaquine et

sulfadoxine/pyrimethamine (SP), artesunateAmodiaquine (Co-arsucam) a été choisie en 2006 pour le traitement en première ligne du paludisme (2). En 2010, elle a été remplacée par artemetherluméfantrine (Co-artem) et/ou dihydroaryemesinin/ piperaquine (Duo-cotexin), des antipaludiques rendus gratuits la même année (3). Ce principe de gratuité existe depuis les années 60, mais son application fut limitée à partir de 1970, en raison de

1. Département de Sociologie, FLSH Université Cheikh Anta Diop, Dakar, Sénégal. 2. IRD-UMR 912 SEESTIM et Ecole Normale Supérieure de Lyon, France. Corresponance à: Sylvain Landry Faye, Département de Sociologie, FLSH Université Cheikh Anta Diop (UCAD), Dakar, Sénégal. Email: [email protected] (Cet article a été soumis le 30 octobre 2012. Après évaluation par des pairs, il a été accepté pour publication le 8 juillet 2013) Global Health Promotion 1757-9759; Vol 0(0): 1­ –9; 506599 Copyright © The Author(s) 2013, Reprints and permissions: http://www.sagepub.co.uk/journalsPermissions.nav DOI: 10.1177/1757975913506599 http://ped.sagepub.com

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la conjoncture économique en Afrique. Les tests de diagnostic rapide (TDR) ont également été introduits en 2007 afin d’améliorer la prescription et l’utilisation des CTA. Dans le but d’atteindre l’objectif de pré-élimination qu’il s’est fixé dans le cadre du plan stratégique 2011–2015, le Programme National de Lutte Contre le Paludisme (PNLP) a mis en œuvre la couverture universelle (CU) en moustiquaires imprégnées (MI). En abandonnant leur distribution ciblée aux enfants et femmes enceintes, et en facilitant leur accès par la gratuité (il s’agit d’une distribution à toutes les catégories de populations, en se basant sur le recensement préalable des espaces de couchage à couvrir par une MI dans chaque concession), il promeut leur utilisation par « toute la famille, toute l’année, toutes les nuits » (« 3T »). Dans le cadre de la lutte antivectorielle, l’aspersion intradomiciliaire a été réintroduite dans les directives nationales de lutte, après 35 ans d’interruption (4). Depuis la fin des années 90, la prévention médicamenteuse est abandonnée pour la plupart des catégories de population, du fait des résistances à la chloroquine (5). Les femmes enceintes ont constitué l’exception: le paludisme étant prévenu chez elles par les molécules SP (en 2006), dans le cadre du traitement préventif intermittent (TPI). Depuis mars 2012 (des documents politiques sont en cours de révision pour inclure les directives de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS)), cette stratégie est officiellement adoptée chez l’enfant de moins de 5 ans, par l’OMS, sous le nom de chimioprévention du paludisme saisonnier (CPS), sur la base des résultats d’une série d’études pilotes menées (6). Cette rapide présentation révèle que des nouveaux protocoles de lutte contre le paludisme font écho à des mesures autrefois mises en œuvre, puis abandonnées. Mais, au-delà de ce constat, nous souhaitons analyser la manière dont les acteurs, sur le terrain, s’approprient et traduisent ces directives nationales successives et en font des pratiques locales au présent.

Questions de recherche Au plan théorique, la réception d’une politique publique par les acteurs peut consister en un rejet, une adaptation, adéquation ou une appropriation (7). Nous questionnons plus particulièrement cette dernière dimension : dans le domaine de la santé, les IUHPE – Global Health Promotion Vol. 0, No. 0 2013

acteurs locaux sont certes chargés d’appliquer les directives nationales, cependant ce processus ne consiste pas en une simple exécution de ce qui est recommandé (8). Il implique deux cas de figure : soit ces derniers peuvent imiter la politique, en important ses mesures, soit ils peuvent innover, c'est-à-dire, l’approprier de manière active (7). En Casamance, par exemple, les recommandations officielles de santé s’adressent à des soignants qui ont une expérience professionnelle (9) et une mémoire de l’histoire de la lutte antipaludique. Eu égard à ces considérations, nous voulons comprendre dans quelle mesure ces réalités influencent la manière dont ils appliquent ces directives nationales, à l’échelle locale. Par ailleurs, ces dernières sont communes aux régions du Sénégal alors que les contextes épidémiologiques en matière de paludisme et les réalités régionales ne sont pas les mêmes. Quand bien même les analyses portant sur l’histoire de la lutte antipaludique en Afrique francophone soulignent les spécificités régionales (10–12), la prise en compte de ces dernières par les politiques de santé reste encore faible. Partant de ce constat, nous souhaitons analyser les conséquences de ces spécificités sur les opérations de traduction réalisées par les acteurs, à partir des mesures nationales de santé. Ce faisant, nous prenons en compte le contexte de la décentralisation et celui du conflit casamançais. La décentralisation, initiée au Sénégal en 1972 et renforcée en 1996 avec la régionalisation, a conféré aux élus locaux des pouvoirs de décision et de direction relevant jusqu’ici de l’Etat central (13). A cette occasion, le transfert de la « compétence santé » a soumis de manière plus évidente qu’auparavant, les politiques sanitaires aux spécificités régionales. Par ailleurs, la Casamance vit un conflit qui met aux prises l’Etat central avec un mouvement irrédentiste. Nous voulons comprendre les effets du « conflit » et des spécificités régionales sur la manière dont les acteurs traduisent les mesures de lutte contre le paludisme au niveau local. En définitive, cet article discute des modalités selon lesquelles les politiques globales de santé, pas suffisamment à l’écoute du contexte (14), sont appropriées par les acteurs, en fonction de leurs expériences, de la mémoire gardée des stratégies antérieures de lutte, mais aussi sous l’influence des contextes épidémiologiques et socio-politiques locaux. Pour en discuter, nous prenons comme

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Figure 1.  Carte administrative du département d'Oussouye (15).

entrée les politiques officielles de lutte contre le paludisme (nous avons conscience que l’analyse de l’appropriation des politiques de la lutte contre le paludisme ne peut faire l’économie des dynamiques, animant la gestion des politiques sanitaires au sens large, mais ce n’est pas l’objet de cet article).

Terrains et méthodes Les données présentées sont tirées d’une recherche pluridisciplinaire qui interroge les conditions d’implantation des TDR et des CTA à Oussouye, Sénégal (« Lutter contre le paludisme. Analyse pluridisciplinaire des enjeux relatifs à l’introduction des ACT au Sénégal », codirigé par Frédéric Le Marcis (IRD-ENS-Lyon) et Sylvain Faye (UCAD), sur financement de la Région Aquitaine). Le protocole utilisé a respecté les différents principes éthiques définis par le comité d’éthique de la recherche scientifique et a reçu une approbation positive. La collecte des données a été menée à Oussouye Commune, à Mlomp, et à Elinkine (Figure 1 (15)).

Ce choix raisonné est fondé sur la représentativité de ces collectivités locales (commune et communauté rurale) et sur les types de structures sanitaires qu’elles abritent : centre de santé (commune), poste de santé publique (Elinkine) et confessionnel (Mlomp). Sur une période de 2 ans, nous avons procédé à une description des structures sanitaires, des relations entre les collectivités locales, les organisations non gouvernementales (ONG) et le personnel soignant, à propos de la gestion de la santé. Les pratiques professionnelles des soignants ont aussi été observées à l’occasion de séjours de terrain répétés. Des entretiens individuels approfondis ont été menés avec les autorités des collectivités territoriales : président de la communauté rurale (PCR), souspréfet. Ils ont aussi concerné les autorités coutumières (chefs de village ou guides religieux) et le personnel soignant : médecin chef de district (MCD), infirmier chef de poste (ICP) et relais communautaires. Des entretiens ont été réalisés avec le médecin chef de région (MCR) et le superviseur d’éducation pour la santé (EPS), au niveau de la région médicale de IUHPE – Global Health Promotion Vol. 0, No. 0 2013

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Ziguinchor. Nous avons enfin ciblé les représentants des ONG intervenant dans le domaine de la santé. Ces données discursives ont été enregistrées, transcrites en français et saisies. Pour les traiter, nous avons utilisé un système de codification manuelle, basée sur un codage déductif (à partir des objectifs de la recherche) et inductif (à partir des données du terrain). A partir de cette catégorisation, nous avons analysé les données par la technique de l’analyse de contenu thématique. La triangulation a été utilisée pour valider les résultats, grâce à une combinaison des catégories de répondants.

Appropriation de la santé par les collectivités locales, comme un domaine de compétence transférée En 1904, le Sénégal, alors colonie française, érige, aux côtés des quatre communes, certaines grandes villes (Kaolack et Thiès) en communes mixtes. Ce n’est qu’à partir de 1972 que le milieu rural est concerné par la création des communautés rurales. Ce processus de décentralisation est renforcé en 1996 avec la régionalisation. La mise en place de trois niveaux de collectivités locales répondait alors au souhait des autorités de déconcentrer et de ne pas conserver qu’un rôle de définition des grandes orientations de la politique de développement (16). Pour accompagner leur responsabilisation dans la conduite des affaires publiques, des mesures de compensation ont été mises en place par l’Etat. La principale a été le transfert de moyens financiers directs, en l’occurrence les fonds de dotation de la décentralisation (FDD). La seconde a consisté en la mise à disposition de fonctionnaires et d’agents de l’Etat. Enfin, il y a eu le fonds d’équipement des collectivités locales (FECL), qui permet de les doter de biens matériels. Situées à l’interface de l’État et des populations, les collectivités locales sont les principaux organisateurs de l'action publique en matière de santé : planification, promotion, contrôle et application des stratégies nationales de contrôle des maladies (13,17). Si la santé est un domaine technique relevant des compétences du personnel soignant, c’est aussi un domaine politique du ressort des collectivités locales. Elles ont la responsabilité de rechercher des partenaires, d’appuyer financièrement les structures sanitaires dans la promotion de la santé. Enfin, elles doivent jouer le IUHPE – Global Health Promotion Vol. 0, No. 0 2013

rôle d’interface avec les ONG qui interviennent dans les localités, apprécier leurs investissements, afin de les rationaliser et de les adapter aux besoins locaux. Sur le terrain casamançais, il faut reconnaître que les agents recrutés par la fonction publique et affectés dans le district sanitaire d’Oussouye font défaut (cette situation s’explique par la faiblesse du recrutement des médecins et infirmiers au sein de la fonction publique depuis 2000, l’insuffisance des affectations en Casamance et le climat d’insécurité entretenu par le conflit). Face à cette situation, le PCR de Mlomp a procédé à une contractualisation de personnel au niveau local, mis à la disposition des structures sanitaires. Il a financé la construction du mur de clôture du poste de santé d’Elinkine et procède quelquefois à des dotations de médicaments et de MI. Cependant, mis à part ces investissements appréciables, l’équipe de la communauté rurale est peu visible dans le travail promotionnel de la lutte contre le paludisme. Le PCR s’inscrit en effet dans un schéma classique faisant de la santé un domaine technique relevant exclusivement de la compétence du personnel de soins. Les collectivités locales jouent peu le rôle d’interface et d’orientation des investissements des ONG dans ce secteur. Si elles portent leur ombre sur les politiques de santé, elles n’apparaissent pas comme un de leurs opérateurs locaux. L’abondance des panneaux ou enseignes d’ONG apposés sur les murs des dispensaires d’Oussouye traduit bien une invisibilité de l’Etat central et une délégation des affaires de la santé aux ONG. En revanche, la présence de l’Etat est illustrée dans l’omniprésence des forces armées, la réfection de la route Ziguinchor-Oussouye, le déminage et les activités de reconstruction des villages touchés par le conflit. Il a été recommandé aux communes et communautés rurales d’allouer respectivement 8 % et 9 % du montant des FDD à la santé. Cependant, dans les faits, la mise à disposition de ces fonds aux services de santé n’est pas régulière et quelques fois non effective : ces fonds sont soit transférés en fin d’exercice budgétaire, soit ils sont amputés de moitié ou réaffectés à d’autres secteurs. Ces pratiques documentées sur l’ensemble du territoire sénégalais réduisent les ressources financières disponibles pour les structures sanitaires (18). Loin d’être inédites (19), elles prennent cependant une tonalité particulière en Casamance.

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Un contexte socio-politique propice au développement des « pratiques troubles » de gestion de la santé En 1980, des jeunes lycéens casamançais manifestent pour dénoncer l’insuffisance des infrastructures scolaires dans la localité. Ces actions revendicatives vont se poursuivre en 1982, avec une marche pacifique du mouvement des forces démocratiques de la Casamance (MFDC), dont la création date de 1947. Ce mouvement, d’origine nationaliste, va développer une ambition indépendantiste (20), suite à sa répression violente (21,22). Ces manifestations marquent le début de l’expression du sentiment de certains casamançais d’être oubliés par le pouvoir central, une impression accentuée par la situation géographique d’enclavement de cette région entre la Gambie et la Guinée Bissau. En considérant la régionalisation comme un moyen de contrecarrer le discours séparatiste du MFDC (13), l’Etat va redécouper la Casamance en deux entités (Ziguinchor et Kolda). L’objectif était d’enrayer une jonction entre les « rebelles » de Basse-Casamance et les Peuls (Kolda), frustrés par leur longue marginalisation (20). A mesure que le conflit prenait de l’ampleur (années 80–90), les fonctionnaires de l’Etat ont déserté l’intérieur de la Casamance pour se limiter à sa capitale, Ziguinchor. Gestion des services de santé, supervision et encadrement des organisations communautaires de base ont été appropriés par des ONG. Aujourd’hui, si le conflit semble avoir perdu en intensité, les incidents sporadiques encore observés suffisent à maintenir un désengagement des acteurs de l’Etat dans la région, hormis une présence militaire significative. Ces développements permettent de saisir le lien entre le conflit casamançais et l’émergence d’une modalité singulière de gouvernance locale de la santé et de gestion de l’offre de soins. A Oussouye, le personnel soignant mène peu d’activités promotionnelles dans les villages, considérés comme des zones à risque, et se limite aux principaux axes routiers. Cette attitude est justifiée par un imaginaire du conflit, construit à partir de la mémoire gardée des événements passés (Oussouye a été une zone de rébellion dans les années 90) et présents qui se déroulent quelques fois sur des territoires différents (Bignona, Bounkiling). Par exemple, le pillage de la voiture du chargé de suivi-évaluation à Bounkiling en 2007

est évoqué à Oussouye pour justifier le non supervision de la case de santé de Essaout. A Elinkine, l’attaque d’un agent wolof d’Africare à Diouloulou en 2008 (l’ASC diola présent étant épargnée) est évoquée par l’ICP pour motiver l’absence de supervision des cases de santé de sa zone. La dimension ethnique, perceptible dans la manière de relater ces événements, conforte les allochtones dans leur réticence à travailler en Casamance. Cette situation est favorable au recrutement du personnel local qui a plus de chance de se faire accepter dans les zones dites sensibles. Par ailleurs, le conflit casamançais a aussi des effets sur le financement de la santé par les collectivités locales. Ces dernières comptent sur l’assiette fiscale locale dont le recouvrement fait défaut, les populations n’étant pas promptes à payer les impôts à l’Etat, avec lequel elles considèrent être en conflit. Pourtant, les « mouvements rebelles » procèdent souvent à des prélèvements de ressources dans les villages. Les collectivités se trouvent ainsi amputées d’une manne financière importante pour investir dans le secteur de la santé. Cela est d’autant plus préjudiciable, que les investissements de l’Etat central sont focalisés sur des programmes de reconstruction des villages pillés, des axes routiers. Ces domaines sont en compétition avec le financement de la santé dont les élus locaux ne sont pas toujours persuadés du caractère prioritaire.

Un Etat central plus « reconstructeur » que promoteur de la santé à Oussouye ? Depuis 2001, l’Etat a initié le Programme de Relance des Activités Economiques et Sociales pour la Casamance (PRAESC) afin de favoriser les conditions d’une pacification de la région. Dans ce cadre, il a financé le Projet d'Appui au Développement Rural en Casamance (PADERCA). Elaboré après les accords de paix en 2003, ce projet a visé à relancer la production agricole pour contribuer à la sécurité alimentaire et la reprise des activités économiques. A Oussouye, la coopération espagnole a financé la Fédération d’Appui au Développement du Département d’Oussouye (FADDO), qui a investi dans la relance de l’agriculture. Elle a aussi réhabilité des salles de classe et des postes de santé détruits au cours du conflit. Parmi l’ensemble de ces projets, peu d’activités concernent la santé. Certaines réalisées (distributions IUHPE – Global Health Promotion Vol. 0, No. 0 2013

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des MI) peuvent être analysées comme une mise en scène politique. Vincent Foucher (23) et Paul Diédhiou (24) considèrent qu’elles sont mises en œuvre par les acteurs politiques dans la perspective d’obtenir la reddition des forces séparatistes. Abdoulaye Wade a fait diffuser en Casamance au printemps 2003 une cassette vidéo dans laquelle il promettait soins et amnistie aux rebelles décidés à retourner à la vie civile. Dans ce contexte singulier, où l’Etat et les collectivités locales sont restés en retrait du champ promotionnel de la santé, ce sont les ONG qui s’en sont appropriées. Les actions menées par Africare constituent un exemple éclairant. Leur description et discussion dans ce qui suit, permettent d’analyser l’appropriation locale des mesures nationales de contrôle du paludisme, tout en prenant en compte les effets du contexte de conflit et de décentralisation.

Traductions des mesures de lutte contre le paludisme à l’échelle locale d’Oussouye A Oussouye, Africare est l’opérateur le plus en vue des politiques de lutte contre le paludisme au niveau décentralisé. Cependant, la traduction faite de ces dernières est l’occasion de la création de dissonances que nous analysons dans ce qui suit.

Africare : Occuper les espaces de la promotion de la santé laissés vacants par les pouvoirs publiques Africare est présent au Sénégal depuis 1976 et intervient à Oussouye dans le développement de l’entrepreneuriat rural, la sécurité alimentaire, l’aide humanitaire d’urgence, la gestion des ressources naturelles et la santé. De 2003–2006, la structure a mené un programme de sensibilisation sur le paludisme, de distribution et de promotion des MI, en partenariat avec l’Association de Jeunes Agriculteurs et Eleveurs du Département d'Oussouye (AJAEDO). A l’issue de ce projet en 2007, Africare s’est engagée dans la promotion des MI, de l’hygiène et de l’assainissement. Cette structure a développé une légitimité importante dans la lutte contre le paludisme. Elle se traduit aujourd’hui par son positionnement central dans le dispositif de supervision des activités de soins à Oussouye. Un agent est détaché au niveau du district sanitaire comme superviseur et responsable IUHPE – Global Health Promotion Vol. 0, No. 0 2013

de l’information, éducation et communication (IEC) et des soins de santé primaire. Sa légitimité, fruit d’un engagement de longue durée de l’ONG dans la zone, est renforcée par son autochtonie (natif d’Oussouye). Dans le contexte de la crise et de la défiance envers l’Etat central, l’articulation de ces deux sources de légitimité est efficace. En conséquence, cet acteur qui n’a pas fait d’études en santé se retrouve en position d’apprécier la bonne (ou mauvaise) pratique médicale, en face de personnes qui, elles, sont des agents sanitaires. La prééminence d’Africare dans les activités de supervision n’est pas totalement inédite pour l’observateur des systèmes de santé en Afrique. Cependant elle prend en Casamance une importance dont on ne peut faire sens qu’en la mettant en lien avec les effets du conflit sur la gestion locale de la santé. Dans ce contexte où la mise en place des mesures de lutte contre le paludisme est appropriée par l’ONG, il convient de souligner leurs applications inégales, en fonction des spécificités de l’opérateur. Ainsi, au niveau communautaire, les interventions d’Africare sont plus tournées vers la promotion des mesures préventives (MI) que celle des moyens curatifs (CTA). Cette approche correspond aux orientations du bailleur (US Agency for International Development (USAID)), qui valorise la distribution ciblée des MI en faveur des femmes enceintes et enfants de moins de 5 ans. Pourtant, cette stratégie n’est plus en phase avec l’accès universel à ce moyen préventif que promeut actuellement le PNLP. Pour justifier cette dissonance, Africare évoque les difficultés liées à la stratégie de distribution gratuite au niveau local (non-respect des règles de distribution et/ou revente des MI par les distributeurs) pouvant empêcher certaines catégories de population d’en bénéficier. Par ailleurs, ce sont les dons ponctuels de MI qu’organisent les ONG qui permettent leur renouvellement, les distributions gratuites n’étant pas régulières (Kédougou est l’une des premières régions à en avoir disposé en 2009. Jusqu’au moment des enquêtes, il n’y a pas eu de nouvelle distribution de MI. Ce sont les dons des partenaires qui ont permis de les renouveler). Si la moustiquaire est promue, l’aspersion intradomiciliaire (AID) n’est pas retenue dans le paquet d’activités d’Africare. Selon son superviseur, cette mesure jadis interdite, reposait sur un insecticide à effet rémanent controversé. En outre, l’AID est appropriée aux zones de résistance aux

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antipaludiques, ce qui n’est pas le cas d’Oussouye. En définitive, la spécificité des contextes sociopolitiques et épidémiologiques, les expériences professionnelles autorisent les acteurs à remettre en cause, au niveau local, des mesures officielles pourtant basées sur l’« evidence based policy » (25). Cette dissonance est aussi perceptible dans les discours des acteurs de la santé à Ziguinchor et dans les pratiques de certains entrepreneurs individuels qui ont investi ce champ à Oussouye.

Des acteurs individuels qui traduisent à leur manière les politiques officielles de lutte contre le paludisme Depuis que Ziguinchor a bénéficié d’une distribution gratuite (2012), il y a un engouement pour les MI au niveau communautaire. Cet intérêt est aussi affiché dans les discours des acteurs sanitaires. La responsable de l’IEC dans cette région depuis 20 ans, évoque l’importance de l’utilisation constante des MI, comme le recommande le PNLP. Cependant, elle considère qu’il vaut mieux « vivre avec le paludisme, sans en mourir ». Cette expression (datant de 2005) valorise une vie adaptée à la présence du paludisme, ce qui ne correspond pas à la volonté du PNLP de pré-élimination de la pathologie, exprimé dans le slogan « Un Sénégal émergent sans paludisme ». Son évocation illustre une mémoire gardée des anciens slogans de la lutte antipaludique. Par ailleurs, en se basant sur sa longue expérience et sa connaissance du terrain, elle considère que la pré-élimination n’est pas adaptée au contexte épidémiologique de la Casamance. En définitive, les spécificités locales influencent la manière de s’approprier les mesures actuelles de contrôle de la maladie et sont mises en avant pour souligner leur caractère inadapté. A Mlomp, un médecin a, dans le cadre d’une initiative personnelle, soumis toute la population à la prescription d’une combinaison de CTA (Artésunate-Amodiaquine) qui n’est plus recommandée par les autorités sanitaires. Cette localité abrite un observatoire de population et de santé de l’Institut National d’Etudes Démographiques (INED) depuis 1985. C’est un site symbolique, car c’est le premier endroit où les résistances à la chloroquine ont été documentées en Afrique. Le médecin y dirige des essais cliniques depuis les années 90. Là ils ont testé l’efficacité et la tolérance

des CTA, en comparant amodiaquine-artésunate à amodiaquine, pour le traitement du paludisme infantile simple (26). Lorsqu’il revient de Paris et est de passage à Mlomp, le médecin participe aux soins, offre des médicaments, des TDR, ou ramène du matériel technique au district. Depuis 2011, il réalise une étude d’efficacité de Co-arsucam (prescrite à Mlomp), en la comparant avec le Co-artem et le duo-cotexin, administrés à Elinkine (il a fourni les médicaments Co-arsucam et le matériel de laboratoire aux postes de santé de Mlomp et Elinkine). Pourtant, à Mlomp, les CTA officiellement recommandées sont gratuites et bien disponibles au dispensaire. Stockées sur une étagère, elles sont supplantées par Co-arsucam dans les pratiques de prescription de l’ICP. Cette dissonance dans les pratiques professionnelles est pourtant acceptée par le MCD, une position paradoxale, étant entendu que ce dernier doit, en principe, veiller à l’application des normes de prescription médicamenteuse. Elle peut néanmoins se comprendre comme une manière de choyer les rares partenaires individuels de la santé, dans un contexte d’invisibilité de l’Etat et des collectivités locales. Le médecin mentionné justifie la dissonance crée en faisant appel aussi bien aux spécificités contextuelles, qu’à son expérience de recherche sur le paludisme dans cette localité. Son intention est de prouver l’efficacité de Co-arsucam versus le Co-artem, et de démontrer que le changement de combinaison médicamenteuse n’a pas forcément une justification scientifique. Pour cela, il fait appel aux résultats des tests qu’il a réalisés à propos de l’efficacité Co-arsucam (fin des années 90). S’il remet en cause la preuve scientifique qui a conduit au changement de molécules, ses travaux financés par des laboratoires pharmaceutiques visent pourtant à la produire. On perçoit ici une tension qui ne date pas d’aujourd’hui (27) entre une expérience individuelle locale et une mesure nationale de santé publique: toutes les deux se référant à la preuve scientifique pour fonder leur légitimité. En définitive, « la preuve » se décline comme une donnée relative, politique, contextualisée.

Conclusion En Casamance, la décentralisation et l’irrédentisme ont eu des effets sur le financement, IUHPE – Global Health Promotion Vol. 0, No. 0 2013

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la gestion des activités promotionnelles et l’appropriation des recommandations nationales de lutte contre le paludisme. L’invisibilité de l’Etat dans le secteur de la santé et la faible appropriation par les collectivités locales de leurs responsabilités dans ce domaine, ont laissé le champ libre aux ONG comme Africare. Cette dernière promeut la lutte contre le paludisme en se focalisant sur les moustiquaires. Au-delà des CTA, l’aspersion intradomiciliaire est récusée à Oussouye par les acteurs, au nom de leurs expériences et de la spécificité des contextes socio-politique et épidémiologique. Par ailleurs, les politiques de lutte antérieures laissent des traces, qui s’expriment dans les discours des acteurs et structurent la façon dont ils pensent les mesures sanitaires actuelles. Enfin la dissonance avec la politique curative officielle crée par un entrepreneur individuel de la santé à Mlomp signale l’existence de « territoires locaux de la santé » où les recommandations nationales cèdent la place à des spécificités contextuelles et locales. Le développement de ces territoires se nourrit du contexte de conflit et de décentralisation assez propice aux pratiques troubles. En définitive, les politiques de santé publique sont traduites au niveau local par le prisme de la mémoire, des expériences et des spécificités régionales. Ce constat invite à questionner l’« utopie de la santé globale » et fonde la nécessité des mesures et d’actions ciblées. Cet article a permis de pointer les paradoxes de la politique de la décentralisation, en particulier dans le domaine de la santé: si elle valorise les localismes en procédant à la déconcentration, elle impose aussi des directives nationales sanitaires dont les collectivités locales doivent veiller à l’application. Le danger de ces formes d’accommodement avec les protocoles nationaux, c’est qu’elles portent en elles le risque de favoriser des inégalités dans l’accès aux soins. L’importance des spécificités régionales qu’elle met en avant invite plutôt à penser des politiques de santé spécifiées et contextualisées. Si la prise en compte de la spécificité ne doit certainement pas se faire au détriment d’une certaine notion de « l’être ensemble », il est utile de considérer que les politiques de santé ne peuvent faire l’économie ni des acteurs, ni des contextes locaux. Financement Cette recherche n’a reçu aucun financement particulier des secteurs public, privé, ou non-lucratif. IUHPE – Global Health Promotion Vol. 0, No. 0 2013

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Article Original

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IUHPE – Global Health Promotion Vol. 0, No. 0 2013

[Politics in the fight against Malaria in Casamance, Senegal: public health activity in the context of conflict and decentralization].

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