Journal français d’ophtalmologie (2015) 38, 493—496

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ARTICLE ORIGINAL

Lésions oculaires de la dépigmentation artificielle Ocular lesions of artificial depigmentation P.A. Ndoye Roth a, F. Ly b, H. Kane a,∗, A.A.A. Bissang a, A.M. Wane c, A.S. Sow a, J.M. Ndiaye a, M. Nguer a, E.A. Ba a, M.R. Ndiaye a a

Clinique ophtalmologique EPS Aristide Le Dantec de Dakar, Dakar, Sénégal Service de dermatologie de l’institut d’hygiène social de Dakar Plateau, Dakar, Sénégal c UFR de santé de Thiès, Thiès, Sénégal b

Rec ¸u le 6 aoˆ ut 2014 ; accepté le 28 novembre 2014 Disponible sur Internet le 6 mai 2015

MOTS CLÉS Lésions oculaires ; Dépigmentation artificielle



Résumé But. — Évaluer le type et la fréquence des lésions oculaires retrouvées chez les patients pratiquant la dépigmentation artificielle. Patients et méthode. — Nous avons mené une étude prospective sur une période de 3 mois ayant concerné 108 patients dont 72 patients exposés et 36 patients non exposés qui représentaient les cas témoins. Résultats. — Parmi les patients exposés, 100 % étaient des femmes dont 34,72 % présentaient des lésions oculaires. Les lésions d’ochronose exogène de la paupière prédominaient (34,72 %), suivies de l’ochronose oculaire (25,81 %). La cataracte (19,35 %) et le glaucome (6,45 %) étaient les moins fréquents. Parmi les non-exposés, seuls 19,44 % présentaient des lésions oculaires. Il s’agissait de cataracte (57,14 %) et de glaucome (42,86 %). Les lésions oculaires étaient plus fréquentes chez les patientes utilisant des produits à base d’hydroquinone. Conclusion. — La dépigmentation artificielle est responsable de lésions oculaires de gravité variable. Notre étude souligne l’importance de la sensibilisation des populations aux complications de la dépigmentation artificielle notamment les lésions oculaires. © 2015 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Auteur correspondant. BP 25288, Dakar-Fann, Sénégal. Adresse e-mail : [email protected] (H. Kane).

http://dx.doi.org/10.1016/j.jfo.2014.11.013 0181-5512/© 2015 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

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KEYWORDS Ocular lesions; Artificial depigmentation

P.A. Ndoye Roth et al.

Summary Purpose. — To evaluate the type and frequency of the ocular lesions found in patients practicing artificial depigmentation. Patients and method. — We conducted a prospective study over 3 months involving 108 patients, of whom 72 underwent depigmentation, and 36 did not, representing the controls. Results. — Among patients undergoing depigmentation, 100% were female, of whom 34.72% developed ocular lesions. Exogenous ochronosis lesions of the eyelid predominated (34.72%), followed by ocular ochronosis (25.81%). Cataract (19.35%) and glaucoma (6.45%) were the least frequent. Among the untreated, only 19.44% had ocular lesions. These included cataract (57.14%) and glaucoma (42.86%). Ocular lesions were more frequent in patients using products containing hydroquinone. Conclusion. — Artificial depigmentation is responsible for ocular lesions of variable severity. Our study highlights the importance of the raising awareness amongst the general population of the complications of artificial depigmentation, particularly the ocular lesions. © 2015 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Introduction La dépigmentation artificielle se définit comme l’ensemble des procédés à visée cosmétique dans le but d’obtenir un éclaircissement de la peau. C’est une pratique très répandue dans de nombreux pays d’Afrique noire, où elle constitue un véritable fléau. Elle concerne surtout les femmes, avec une prévalence qui varie entre 25 et 67 % selon les pays [1]. Même si les lésions dermatologiques sont les plus visibles, la dépigmentation artificielle est responsable de manifestations cliniques polymorphes parmi lesquelles les lésions ophtalmologiques. Leur méconnaissance par les populations fait toute leur gravité. Dans ce contexte, notre étude avait pour principal but de répertorier le type de lésions oculaires retrouvées chez les femmes pratiquant la dépigmentation artificielle et d’en préciser la fréquence.

Patients et méthodes Notre étude a été réalisée conjointement dans un service d’ophtalmologie et dans deux services de dermatologie d’hôpitaux de niveau 3. Nous avons recruté des personnes pratiquant la dépigmentation artificielle et d’autres ne la pratiquant pas. Les premières représentaient les personnes exposées et les secondes les personnes non exposées. Les critères d’inclusion pour les patients exposés étaient la dépigmentation artificielle quels que soient l’âge, la durée de la pratique et quels que soient les produits utilisés. Les critères de non-inclusion étaient l’existence d’antécédents de maladie générale (diabète, HTA) associée à une pathologie oculaire préexistante (diabète ou cataracte). Pour les témoins, la non-dépigmentation était le seul critère d’inclusion quel que soit l’âge ou le sexe. Les critères de non-inclusion étaient l’existence d’antécédents de maladie générale (diabète ou HTA). Deux patients exposés sont appariés à un patient non exposé pour le sexe et l’âge selon les modalités suivantes, âge indépendant, sexe indépendant. Il s’agissait d’une étude cohorte prospective réalisée sur une période de trois mois, du 1er mars au 31 mai 2012.

Les données démographiques ont été recueillies à partir des fiches d’enquête qui renseignaient sur les nom, prénom, âge, profession, adresse, statut matrimonial et niveau socioéconomique. D’autres données ont été recueillies concernant le type de produit cosmétique, la durée d’utilisation et la surface de peau concernée, de même que les données des examens cliniques complets ophtalmologique et dermatologique. Les données ont été exploitées grâce au logiciel Epi-info. Les comparaisons ont été effectuées grâce au test 2 (le seuil de significativité était p < 0,05). Les patients ont bénéficié d’une consultation gratuite et le consentement oral de chaque patient a été requis.

Résultats Cent huit patients répondant aux critères d’inclusion ont accepté de participer à l’étude. Parmi eux, 72 exposés et 36 non exposés. Cent pour cent des patients exposés étaient de sexe féminin contre 69,44 % des non-exposés. L’âge moyen des patientes exposées était de 40 ans avec des extrêmes de 20 et 63 ans. Les caractéristiques sociodémographiques des patients sont regroupées dans le Tableau 1.

Tableau 1 exposés.

Âge et sexe des sujets exposés et non Exposés (n = 72)

Âge < 30 ans 31—50 ans > 50 ans Sexe Féminin, (%) Masculin, (%)

14 38 20 100 0

Non exposés (n = 36) 16 7 13 69,44 30,56

Lésions oculaires de la dépigmentation artificielle Tableau 2

495

Caractéristiques générales. Patients exposés, (%)

Patients non exposés, (%)

p

Type de produit Hydroquinone Corticoïdes Association

59,72 25 15,28

Durée d’utilisation des produits 1—9 ans 10—30 ans >30 ans

52,78 45,83 1,39

Fréquence des lésions oculaires

34,72

19,44

0,26

Type des lésions oculaires Glaucome Cataracte Ochronose exogène de la paupière Ochronose conjonctivale Autres

6,45 19,35 32,26 25,81 16,13

42,86 57,14 0 0 0

0,07 0,07 0,07 0,07 0,07

Tableau 3

Corrélations entre les produits utilisés et les lésions oculaires.

Lésions oculaires

Glaucome Cataracte Ochronose exogène de la paupière Ochronose conjonctivale Autres

Produits Hydroquinone (H), (%)

Dermocorticoïdes (D), (%)

Association H + D, (%)

0 12,9 22,58 19,35 6,45

0 3,23 0 0 3,23

6,45 3,23 9,68 6,45 6,45

Parmi les patientes exposées, 66,67 % étaient mariées et 55,56 % avaient un faible niveau socio-économique. Parmi les patientes exposées, 34,72 % présentaient des lésions oculaires contre 19,44 % chez les non-exposés. Les produits à base d’hydroquinone étaient les plus utilisés (59,72 %). Les caractéristiques générales des patients sont résumées dans le Tableau 2. Plusieurs corrélations ont été faites : • entre la durée d’application des produits et la fréquence des lésions oculaires : 50 % des patientes présentaient des lésions oculaires après 20 à 30 ans. Ce chiffre était de 100 % au-delà de 30 ans ; • entre l’association de l’ochronose conjonctivale et l’astigmatisme : 85,71 % des patientes présentant une ochronose conjonctivale avaient un astigmatisme. Les patientes utilisant les produits à base d’hydroquinone présentaient le plus de lésions de cataracte (12,9 %) et

Tableau 4

d’ochronose conjonctivale. Seules les patientes utilisant l’association hydroquinone—dermocorticoïdes présentaient un glaucome (6,45 %). Les corrélations entre les produits utilisés et les lésions oculaires sont résumées dans le Tableau 3. Toutes les patientes qui présentaient une cataracte avaient également des lésions cutanées. Ce chiffre était de 50 % chez celles qui présentaient un glaucome. Les corrélations entre les lésions cutanées et oculaires sont résumées dans le Tableau 4.

Discussion Les femmes représentaient 100 % des patients exposés et la tranche d’âge des 30—50 ans prédominait. Une étude réalisée à Dakar retrouvait que 72 % des patientes avaient moins de 45 ans [2].

Corrélations entre les lésions cutanées et les lésions oculaires.

Type de lésions oculaires

Lésions cutanées (1)

Lésions oculaires (2)

Ratio 1/2

Glaucome Cataracte Ochronose exogène de la paupière Ochronose conjonctivale Autres lésions oculaires

1 6 8 6 4

2 6 10 8 5

0,5 1 0,8 0,75 0,8

496 Une étude réalisée en France [3] sur une population africaine a retrouvé plus de 80 % de femmes. Les femmes mariées prédominaient, de même que celles à faible niveau socio-économique. Une étude sénégalaise [2] a confirmé nos résultats. Une étude malienne [4] a retrouvé le contraire. Près de 60 % des patientes utilisaient des produits à base d’hydroquinone seule. Une étude brésilienne a fait le même constat [5]. L’utilisation combinée de deux produits n’est pas rare (15,28 %). Del Giudice et al. [6] ont retrouvé une association de deux produits ou plus, dans plus de 85 % des cas. Plus de la moitié des patientes se dépigmentaient depuis moins de 10 ans. Une des explications possible serait l’arrêt ponctuel de la dépigmentation chez celles qui en ressentaient les effets indésirables. Une étude sénégalaise [7] a montré que la survenue de complications dépendait de la durée (supérieure ou égale à 10 ans). L’ochronose exogène était l’affection cutanée la plus fréquente et l’hydroquinone le produit le plus utilisé. Ceci rejoint les données de la littérature [8,9] qui classent l’ochronose exogène comme la première complication cutanée après utilisation d’hydroquinone. La fréquence des lésions oculaires était > 30 % chez les patients dépigmentés et < 20 % chez les non-dépigmentés. Cette différence n’était pas statistiquement significative (p = 0,26). Ladizinski et al. [10] ont également retrouvé des lésions oculaires dans sa série, avec une fréquence qui augmentait proportionnellement à la durée de la dépigmentation. Raynaud et al. [7] ont confirmé cette tendance. L’ochronose conjonctivale était la manifestation oculaire la plus fréquente. Le glaucome était la moins fréquente. Nos résultats se rapprochent de ceux de Ladizinski et al. [10], qui note que l’utilisation de produits à base d’hydroquinone expose à la survenue de complications, telles que l’ochronose oculaire. Chez les patients non dépigmentés, l’ochronose conjonctivale et des paupières n’était pas retrouvée. Ceci traduit la spécificité de ces lésions à la dépigmentation artificielle (p = 0,007). Plus de 85 % des patientes présentaient une association ochronose conjonctivale/astigmatisme. Nos résultats ne permettent toutefois pas d’affirmer que l’astigmatisme soit lié à l’ochronose conjonctivale. Ceci devra être confirmé par d’autres études. La cataracte a été retrouvée chez près de 20 % des patientes. Nous en avons évoqué l’origine cortisonique. Le glaucome était la lésion la moins fréquente. Nos résultats ne permettaient pas d’établir une corrélation entre la dépigmentation artificielle et la survenue du glaucome. De notre étude, il ressort que l’hydroquinone est davantage responsable de complications oculaires que les dermocorticoïdes. La moitié des glaucomateux présentaient des lésions cutanées, contre 100 % des cataractes et 80 % des porteurs d’ochronose conjonctivale. Cette corrélation nous fait constater qu’en général, au stade de lésion oculaire, il existe déjà des lésions cutanées associées. Mais celles-ci peuvent parfois être précédées des lésions oculaires.

P.A. Ndoye Roth et al. Deux biais sont cependant à considérer. Un biais de sélection, du fait que ce sont les couches sociales peu ou moyennement favorisées qui consultent en général dans notre structure. L’autre était lié au fait que la composition exacte des produits n’était pas toujours connue avec précision.

Conclusion La dépigmentation artificielle représente un réel problème de santé publique par sa fréquence et ses complications. Notre étude a démontré qu’elle concerne surtout les femmes et qu’elle peut provoquer des lésions oculaires parfois graves. Celles-ci accompagnent ou précédent les lésions cutanées qui sont mieux connues. Il est nécessaire d’en informer les populations pour réduire les complications liées à la pratique de la dépigmentation artificielle.

Déclaration d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflit d’intérêt en relation avec cet article.

Références [1] Del Giudice P, Yves P. The widespread use of skin lightening creams in Senegal: a persistent public health problem in West Africa. Int J Dermatol 2002;41:69—72. [2] Wone I, Tal Dia A, Diallo OF, Badiane M, Touré K, Diallo I. Prévalence de l’utilisation de produits dépigmentants dans deux quartiers à Dakar (Sénégal). Dakar Med 2000;45:154—7. [3] Petit A, Cohen-Ludmann C, Clevenbergh P, Bergmann JF, Dubertret L. Skin lightening and its complications among African people living in Paris. J Am Acad Dermatol 2006;55: 873—8. [4] Mahé A, Keita S, Bobin P. Complications dermatologiques de l’utilisation cosmétique d’agents blanchissants à Bamako (Mali). Ann Dermatol Venereol 1994;121:142—6. [5] Charlin R, Barcaui CB, Kac BK, Soares DB, Rabello-Fonseca R, Azulay-Abulafia L. Hydroquinone-induced exogenous ochronosis: a report of four cases and usefulness of dermoscopy. Int J Dermatol 2008;47:19—23. [6] Del Giudice P, Raynaud E, Mahé A. Utilisation esthétique des produits dépigmentants cutané en Afrique. Bull Soc Pathol Exot 2003;96:389—93. [7] Raynaud E, Cellier C, Perret JL. Dépigmentation cutanée à visée cosmétique : enquête de prévalence et des effets indésirables dans une population féminine sénégalaise. Ann Dermatol Venereol 2001;128:720—4. [8] Pitche P, Afanou A, Amanga Y, Tchangai-Walla K. Prévalence des accidents cutanés liés à l’utilisation de cosmétiques dépigmentants chez les femmes à Lomé. Cah Sante 1997;7:161—4. [9] Olumide YM, Akinkugbe AO, Altraide D, Mohammed T, Ahamefule N, Ayanlowo S, et al. Complications of chronic use of skin lightening cosmetics. Int J Dermatol 2008;47:344—53. [10] Ladizinski B, Mistry N, Kundu RV. Widespread use of toxic skin lightening compounds: medical and psychosocial aspects. Dermatol Clin 2011;29:111—23.

[Ocular lesions of artificial depigmentation].

To evaluate the type and frequency of the ocular lesions found in patients practicing artificial depigmentation...
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