Annales de dermatologie et de vénéréologie (2014) 141, 553—559

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FICHE THÉMATIQUE / PEAU HUMAINE ET SOCIÉTÉ

Que faire de la « race » ? Du diagnostic à la thérapie Notions of race: From diagnosis to therapy J.-L. Bonniol Centre Norbert-Elias, LabexMed, maison méditerranéenne des sciences de l’Homme, Aix-Marseille université, 5, rue du Château de l’Horloge, 13094 Aix-en-Provence, France Rec ¸u le 1er avril 2014 ; accepté le 13 juin 2014 Disponible sur Internet le 4 aoˆ ut 2014

La « race », en tant que mode de catégorisation des sujets, non content d’être un opérateur premier de discrimination, a longtemps tenu, à une époque où régnait largement le déterminisme biologique, une place éminente dans l’étiologie, notamment en ce qui concerne les maladies pouvant affecter l’enveloppe épidermique des individus. Sa dévaluation au plan biologique depuis quelques décennies, et les avancées plus récentes de la génétique en matière de connaissance de la diversité humaine, posent au praticien un redoutable problème éthique (notamment en France, où les références à la race ne figurent, dans les textes de droit, qu’à titre « négatif », afin de contrer des discriminations ou les comportements violents motivés par des motifs raciaux) : alors même qu’une explication « raciale » recourant à l’hérédité, sous l’autorité des derniers progrès de la génétique, semblerait avoir retrouvé une nouvelle légitimité, l’affectation des sujets à des catégories préétablies — ce qui est le propre de l’identification raciale — constitue-t-elle pour autant un choix forcément pertinent ?

Les avatars de la notion de « race » La race, notion centrale dans l’interprétation des réalités humaines (au moins depuis deux siècles), a été largement remise en cause dans la seconde moitié du xxe siècle. Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, par réaction contre les horreurs nazies, une première mise au clair a eu lieu, avec l’institution d’une séparation nette entre ce qui relève de la culture et ce qui relève de la biologie : la culture, élément appris du comportement humain, ne saurait être transmise par les « liens du sang » et en aucun cas ne peut être déterminée par un quelconque soubassement biologique. Il s’agissait là d’une tentative, menée sous les auspices de l’UNESCO, pour briser le lien entre trait physique et trait

Adresse e-mail : [email protected] http://dx.doi.org/10.1016/j.annder.2014.06.016 0151-9638/© 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

554 socioculturel, mais qui ne remettait pas en cause la notion de race elle-même ; au contraire celle-ci était renvoyée vers les sciences biologiques, au seul regard desquelles elle était considérée comme pertinente. C’est à partir des années 1960 et 1970 que la catégorie de race a été remise en question dans le champ des sciences naturelles elles-mêmes : considérée non plus comme un fait « spontané », mais comme un concept construit à une certaine époque, elle n’est plus apparue — en tant que concept — opérante et pertinente, faussant même, par sa rigidité, la vision que l’on pouvait avoir d’une réalité essentiellement mouvante, paraissant même contre-productive, si l’on voulait dévoiler l’histoire humaine dans une perspective évolutionniste. Rappelons les principaux griefs qui ont été adressés au concept : • inanité des caractères morphologiques utilisés, qui se révèlent en fait modelés par le milieu et ne relèvent donc pas seulement du biologique, soit du fait d’une simple plasticité adaptative dans l’expression des phénotypes, comme pour la taille, qui a augmenté dans le dernier siècle avec l’amélioration des conditions de vie, soit à travers l’évolution des fréquences géniques au fil des générations, comme pour la couleur de la peau, puisqu’il est aisé de constater que les populations de peau claire se situent dans des zones éloignées des latitudes intertropicales (et le contraire pour les populations à peau foncée) : là encore un phénomène adaptatif semble à l’œuvre ; • insuffisance du recours à des traits réputés proches de l’information génétique, comme les caractères sanguins (différents marqueurs peuvent révéler en fait des géographies contradictoires entre elles) ; • contradictions possibles entre les classifications selon les critères biologiques retenus : le classement en fonction de la couleur de la peau n’est pas le même qu’en fonction de la taille ou de tel ou tel groupe sanguin ; • perversité du principe de classement, qui mime le schéma de la diversification des espèces, alors que les isolements dans l’histoire de l’humanité ont toujours été suivis de rencontres et de métissages, si bien que l’interfécondité a toujours pu être conservée à l’intérieur de la nappe humaine ; • réalité d’un continuum à l’intérieur duquel il est impossible de découper ces agrégats discrets appelés « races » : c’est la position qui a été exprimée clairement par Richard Lewontin, le célèbre généticien de Harvard [1]. Considérant la variation selon qu’elle est observable entre les individus et entre les groupes, il constatait qu’elle se révélait beaucoup plus importante au niveau interindividuel à l’intérieur des groupes qu’au niveau inter-groupes (la couleur de la peau constitue le meilleur exemple à l’appui de cet argument), et qu’il était donc illusoire de tracer des limites correspondant aux races classiques de l’ancienne anthropologie physique. Il en a résulté deux assertions, à propos desquelles s’était dégagé un assez large consensus : • « les races n’existent pas ». . . Ce qui veut dire en fait que les races n’existent pas en tant qu’entités distinctes, fixes et définitives, enfermant les individus dans un destin biologique déterminé à l’avance ; • la « race » n’est, dans ces conditions, qu’une construction sociale, historiquement déterminée. . . Ce qui ne veut pas

J.-L. Bonniol dire toutefois que les caractères discriminants ne relèvent jamais d’aucune réalité biologique, ni que la variabilité physique de l’homme doive être négligée. C’est en fait la constitution de collections d’êtres humains, censées être biologiquement fondées et auxquelles les individus sont obligatoirement rattachés, qui est supposée relever d’une telle construction. Les différences visibles, accessibles à la perception (au premier rang desquelles la couleur de la peau) ont longtemps constitué le support premier de l’identification raciale. . . Mais, de manière évidente, la peau et même le sang, ne sont plus les référents primaires de cette identification, qui a dérivé vers le microscopique et le moléculaire. Une identification soumise désormais à une ratification génétique, du fait en particulier des innovations techniques qui permettent de déterminer l’identité de l’individu en la fondant directement sur un examen de son ADN, avec la différence toutefois que la couleur de la peau ne requiert aucune investigation scientifique — elle est immédiatement et socialement intégrable — tandis que l’identification par l’ADN n’est visible qu’à ceux qui le souhaitent et reste cachée aux autres. Cette nouvelle donne scientifique est allée de pair avec une rupture du consensus scientifique considérant la race comme une simple construction sociale qui avait pu s’établir à partir des années 1970. Depuis le début des années 2000, la race, pour certains chercheurs, ne serait pas une idée sans valeur, mais une formule commode qui permettrait de parler de manière spontanée de la différence génétique. . . On peut se référer à une étude publiée dans Science en 2002 [2]. Dans cette étude, les chercheurs ont appliqué un modèle mathématique de regroupement à un échantillon mondial de génotypes d’environ 2000 individus. L’ordinateur constitue alors des grappes d’individus qui au final correspondent aux grands groupes continentaux classiques prédéfinis (ce qui tend à réévaluer positivement la vieille taxonomie populaire, qui n’était donc pas si mauvaise dans son travail de distinction, et à accréditer l’idée qu’on peut faire l’économie, dans un grand nombre de cas cliniques, d’analyses génétiques poussées. . .) [3]. Pour d’autres, comme le généticien-statisticien Edwards, de l’université de Cambridge, c’est la robustesse même du raisonnement de R. Lewontin qui peut être remise en question, car celui-ci a considéré les caractères raciaux indépendamment les uns des autres, alors que c’est justement leur liaison, dans la mesure où elle reflète l’histoire évolutive des groupes humains, qui peut servir de fondement à une identification raciale [4]. Les avancées les plus récentes de la nouvelle génétique moléculaire peuvent-elles aider à mieux positionner le problème ? Il se trouve que le déchiffrement du génome humain permet une confirmation de l’unité de l’homme (nous sommes tous, en tant qu’être humains, semblables à 99,9 %). Pour certains, cette démonstration de la similitude génétique de tous les hommes peut mener à une remise en cause des idées tenaces sur la différence raciale. . . Mais la connaissance du génome permet aussi une appréhension renouvelée de la diversité humaine, exprimée dans les 0,1 % restants, tant en termes de risques pathologiques que d’origine (les deux termes n’étant pas indépendants), diversité saisie avant tout au niveau de la singularité de chaque

Que faire de la « race » ? Du diagnostic à la thérapie individu, identifiable dans son unicité. . . On peut donc aussi craindre que de telles technologies ne renforcent ces mêmes idées racialistes. Pour certains en effet, les vieilles catégories populaires de race pourraient correspondre, même très grossièrement, à la marge de variation biologique entre les êtres humains, si minime soit-elle, (argument souvent avancé aux États-Unis du proxy, ou de la race comme approximation du patrimoine génétique, cf. supra), et donc servir au repérage de facteurs de risque dans le domaine médical. . . Dans un premier temps, les recherches se sont fondées sur l’analyse du polymorphisme génétique de l’ADN mitochondrial (ADNm), transmis uniquement au travers de la lignée maternelle, ou du chromosome Y (ChrY) transmis de père en fils, ce qui rend possible, sur chacune de ces deux lignes, la révélation d’une information généalogique profonde, remontant à l’origine de la mutation caractérisant la lignée qui en est issue. Mais il s’agit là d’une information extrêmement partielle, puisqu’elle ne concerne qu’une, voire deux (pour les hommes) lignées d’ascendance des individus. Les rapides développements technologiques actuels permettent d’étudier maintenant un très grand nombre de polymorphismes (plus de 500 000 SNP, single nucleotide polymorphism) sur l’ensemble des chromosomes. Cet élargissement des données génétiques donne a priori la possibilité d’attribuer en probabilité les gènes d’une personne à telle ou telle « origine », en fonction de la connaissance que l’on peut avoir de la distribution planétaire des différents allèles de ces gènes. En fait, un nombre bien plus restreint de marqueurs, judicieusement sélectionnés, les AIM (ancestry informative markers), s’avère généralement suffisant [5]. Ces probabilités d’attribution d’origines, ainsi que leur précision, dépendent de l’informativité de ces « AIM », mais aussi des populations de référence qui entrent dans les bases de données utilisées, en termes de représentativité génétique. Elles sont le plus souvent exprimées en fonction d’ensembles continentaux (Afrique, Amérique, Asie, Europe) : ainsi telle personne verra l’origine de ses gènes localisée, par exemple, à 46 % en Europe du Sud, 28 % en Europe du Nord, 21 % en Asie, 5 % en Afrique du Nord. Mais il ne s’agit pas véritablement, on le voit, d’origine : ces marqueurs peuvent plutôt être qualifiés de « géo-génétiques » [6]. . . Est-ce là un retour aux races, en tant qu’entités fixes, homogènes [7] ? En fait ces réseaux de proximité génétique ne dessinent pas des « races », dans la mesure où ils ne permettent pas de diviser l’humanité en groupes distincts (ce qui était à la base de l’ancienne acception de notion. . .). Tout au plus permettent-ils de profiler des distances par rapport à des configurations génétiques caractérisant de grands ensembles géographiquement définis, mais qui peuvent se mêler de manière inextricable chez les individus, dont la caractérisation biologique ne peut relever que d’un point de vue probabiliste [8].

555 intervenir dans la production des données. Et donc se poser une question préalable : en quoi les travaux scientifiques touchant à la diversité humaine, et ceux des généticiens en particulier, ne sont-ils pas prédéterminés par les catégorisations ambiantes ? Les généticiens ayant notamment été socialisés dans des sociétés racialisées, les sujets dont ils se saisissent seraient en quelque sorte « pré-assignés » à des groupes raciaux, pour ensuite que soit confirmée leur différence, selon un schéma circulaire bien mis en évidence par Bourdieu [9]. Le naturel est en effet toujours, y compris dans les laboratoires de génomique, une construction culturelle, et les hypothèses qui y sont élaborées dérivent à l’occasion de l’imagination populaire, accordant une valeur diagnostique à des données opaques en se coulant dans des discours préexistants sur l’héritabilité des identités. Certes tout discours explicite sur ce thème est évacué, mais la production du savoir en reste pénétrée. La révélation de formes naturelles dans le social est ainsi pré-structurée par la projection préalable de formes sociales dans le naturel. Du point de vue des Science Studies, certaines enquêtes démontrent que beaucoup de généticiens continuent à travailler à partir du postulat selon lequel les différences biologiques correspondent à des races (« outil » dont l’utilité est considérée comme assurée plutôt qu’elle n’est rigoureusement démontrée. . .) et se plient aux catégories du recensement américain [10]. . . Une autre étude, effectuée également dans l’enceinte des laboratoires, s’est interrogée sur la fac ¸on dont les généticiens utilisent, ou pas, la notion de race. . . Ainsi, peut-on constater, dans le protocole de recherche qui relève de l’admixture mapping utilisé dans l’évaluation des facteurs de risque de santé au sein de la population afro-américaine aux États-Unis, que les chercheurs travaillent sur cette population prédéfinie à partir des catégories du recensement, qui a déjà servi de base pour la collecte de données épidémiologiques, et qu’ils y trouvent la confirmation de ce qu’ils sont venus y chercher, à savoir des liens avec des pathologies spécifiques, comme le risque élevé de cancer de la prostate, selon la logique circulaire que l’on vient de mentionner. . . On s’aperc ¸oit également que les AIM manipulés, censés être des marqueurs d’ancestralité, sont en fait « fabriqués » selon la même logique, en fonction de groupes préalablement constitués (de surcroît à partir d’échantillons contemporains réduits, prélevés dans des populations déjà racialement identifiées, tant du côté européen qu’africain). En sont déduites des lignes d’ascendance cantonnées à deux populations ancestrales définies sur une base continentale (Afrique/Europe), censées avoir été géographiquement isolées avant leur rencontre, donc « pures », sans que soient pris en compte d’éventuels autres mélanges. . . Il y a là une sursimplification qui peut apparaître comme une généticisation de la « race » sociale [11]. . .

Le cas des Afro-Américains Du côté des laboratoires : catégorisation raciale et identification génétique Sans doute faut-il, pour progresser dans l’élucidation du problème, considérer tous les biais qui peuvent

L’exemple des Africains-Américains, catalogués (et autocatalogués) comme « noirs » permet de se rendre compte de l’inadéquation flagrante entre catégories sociales et réalité génétique. Rappelons d’abord qu’aux États-Unis, la « race » est une catégorie officiellement reconnue, et que, lors des

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Figure 2. Positionnement des individus, après analyse des Snips et projection des distances génétiques selon la première et la deuxième composantes principales (abscisse et ordonnée). Code couleur : Européens (points rouges), Africains (points bleus) et AfroAméricains (points verts). Schéma tiré de la Fig. 2 de Bertrand Jordan, art. cit., elle-même tirée de la Fig. 2A de Bryc et al. [13] (© Proc Natl Acad Sci U S A).

Figure 1. Les pôles de référence sont européen (European), africain de l’Ouest (West African) et amérindien (Native American). Code couleur : « Blancs » américains (croix bleues), « Noirs » américains (ronds rouges) et Hispaniques (croix vertes). Schéma tiré de Bertrand Jordan [12].

recensements, chacun remplit son formulaire et y coche la case de son choix. Dans une étude qui date de 2004, effectuée à partir de quelques milliers de SNIPs (un peu plus de 8000), ont été positionnés, dans un espace à deux dimensions, trois groupes Nord-américains auto-déclarés (« Caucasiens », Afro-Américains, Hispaniques) par rapport à trois pôles de référence, Africains (Yoruba du Nigéria), Européens et Amérindiens (sur la base d’un triangle reliant ces trois pôles) [12] (Fig. 1). On s’aperc ¸oit que les points représentant les AfroAméricains se répartissent sur la base du triangle et sont parfois plus proches du pôle « européen » que du pôle « africain ». Les points représentant les Blancs Américains se concentrent sur l’angle du triangle correspondant au pôle « européen ». Quant à ceux qui représentent les Hispaniques, ils se répartissent entre le pôle européen et le pôle amérindien, témoignant de l’ancien métissage colonial propre aux colonies ibériques. Une étude plus récente utilise le protocole des GenomeWide Association Studies (GWAS), qui se fonde sur le repérage d’un grand nombre de gènes collectés chez des sujets sélectionnés de manière aléatoire (ce qui permet d’éviter l’effet de catégorisations raciales préalables). Les données concernent 500 000 SNIP ; elles ont été traitées par de puissants programmes informatiques afin de calculer les distances génétiques entre toutes les personnes analysées, les résultats étant ensuite reportés sur un espace à deux dimensions. Sont alors repérés, sur cet espace, les individus à partir de leur identification raciale auto-déclarée. Les points représentant les sujets se déclarant AfricainsAméricains se répartissent sur toute la largeur de l’image, montrant que cette catégorie est loin d’être homogène, ce qui rejoint les résultats de la première étude (Fig. 2).

L’analyse ne s’arrête pas là, et considère, pour chaque sujet s’identifiant comme « Africain-Américain », chaque chromosome autosome pris un à un, et les segments qui les composent. On se rend alors compte que sur deux chromosomes homologues, les sujets peuvent porter des segments d’origine africaine ou européenne, transmis en bloc, ou mixtes, lorsqu’ils ont connu un remaniement. . . Sont ainsi présentés les « patchworks » chromosomiques de quatre sujets (1 à 4, repérés sur la Fig. 2). Dans les zones où les segments sont d’origine africaine sur les deux chromosomes, ils apparaissent en bleu ; en rouge lorsque les deux segments homologues sont d’origine européenne, et enfin en vert quand l’origine diffère pour les deux segments. On peut ainsi distinguer plusieurs catégories d’Africains-Américains selon la pondération de leur ascendance, à partir des quatre personnes préalablement repérées (Fig. 3) : • sujet 1 : ascendance africaine, européenne et mixte ; • sujet 2 : ascendance majoritairement africaine et mixte ; • sujet 3 : ascendance majoritairement européenne et mixte ; • sujet 4 : ascendance majoritairement européenne. On pouvait prévoir le profil chromosomique de ce dernier sujet d’après la position du point lui correspondant sur la Fig. 2. Le fait qu’il se soit catalogué « Africain-Américain » procède d’une règle de descendance spécifique, typiquement américaine, la one drop rule (« une goutte de sang noir rend noir ») : les enfants issus d’unions « mixtes » sont rattachés, par convention, à la « race » ancestrale du parent appartenant à la minorité raciale, et sont donc catégorisés comme « noirs ». On peut penser qu’il y a de grandes chances pour que cet individu soit phénotypiquement blanc : il serait dans ces conditions un excellent postulant au fameux « passage de la ligne », thème romanesque par excellence (l’une des dernières œuvres les plus remarquables illustrant ce thème est celle de Philip Roth, The Human Stain. Boston, Houghton Mifflin Company 2000 : trad. franc ¸aise, La tache. Paris, Gallimard 2002), correspondant aux histoires singulières de « Noirs » suffisamment blancs pour arriver à basculer, eux et leur descendance, de l’autre côté de la colour bar. Les Africains-Américains, dont les teintes épidermiques vont du noir à la pâleur la plus extrême, ne constituent donc pas une « race », encore moins une ethnie. Mais ils gardent dans leur génome la trace de leurs

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Figure 3. Constitution chromosomique de quatre personnes repérées sur la Fig. 2. Chaque trait horizontal correspond à un chromosome, mesuré en mégabases (Mb). Schéma tiré de la Fig. 4 de Bertrand Jordan, art. cit., elle-même tirée de la Fig. 2 C—F de Bryc et al., art. cit. [13] (© Proc Natl Acad Sci U S A).

divers ancêtres : certains allèles leur donnent, à un degré plus ou moins marqué, des caractères physiques qui sont encore parfois des marqueurs visibles de différence, facilitant une discrimination dont les racines sont historiques et sociales.

Enjeux dans le champ de la santé Cette discordance entre catégorisation sociale et réalité génétique, fort intéressante à analyser sur le plan social ou politique, a aussi des implications médicales. Il est en effet souvent question, du moins aux États-Unis, de « médecine ethnique », avatar de la « médecine personnalisée », dans laquelle la « race » servirait de grille approximative pour aboutir à un diagnostic et choisir le traitement à administrer à un patient. On peut rappeler que les catégorisations « spontanées » ont toujours été utilisées dans l’appareillage statistique anglo-saxon (comme on peut le voir dans les statistiques de santé publique), y compris dans la sphère scientifique. Un point important, qui relève des processus identitaires en cours dans les pays occidentaux, notamment aux États-Unis, doit être souligné : les actuelles revendications de « reconnaissance » de la part de minorités,

loin de déstabiliser les constructions raciales, ont recours au vieux lexique racial, se réinscrivant dans les termes des anciennes (et parfois toujours actives. . .) idéologies d’exclusion, qui sont en l’occurrence retournées au profit de politiques d’affirmations de groupes. . . Sur le plan médical, l’argument objectif de maladies héréditaires clairement associées à des groupes (comme la maladie de Tay-Sachs, ou la drépanocytose. . .) se conjugue ainsi à la militance d’individus qui s’auto-identifient par rapport à ces pathologies, faisant pour cela appel au « sens commun » de la catégorisation raciale. Parallèlement, on assiste à la mise sur le marché de produits et de services non médicamenteux mais touchant à l’esthétique corporelle, qui s’inscrivent dans la même logique ethnique : substances censées blanchir la peau, propositions de chirurgie esthétique (rhinoplastie), appariements racialement orientés dans les procréations médicalement assistées. . . Dans les laboratoires de recherche appliquée qui mettent en œuvre les nouvelles connaissances génétiques, on observe un glissement fréquent des discours sur les « gènes » vers des considérations pénétrées de l’idée de « race ». . . Certains chercheurs travaillant pour les firmes pharmaceutiques, tout comme des médecins légistes, ne se privent pas de rechercher les marqueurs génétiques qui permettent, pour des finalités différentes (positives ou

558 négatives. . .) la meilleure discrimination possible, géographique ou « raciale », des personnes. Le développement, ces dernières années, d’une génétique médicale et d’une pharmacogénomique racialement orientées, obéit à des motifs a priori louables. Il s’agit de protéger des minorités, avec le souci d’améliorer les soins et les produits de santé qui leur sont destinés, dans le cadre de politiques ciblées de santé publique. Aux États-Unis, des médicaments supposés mieux adaptés à certains groupes sont mis sur le marché ; en Europe, un test de dépistage du cancer du sein pour les femmes juives ashkénazes a rec ¸u, en 2005, l’agrément de l’Office européen des brevets, et, même en France, des références allant dans ce sens sont présentes dans des documents émanant de la Haute Autorité de santé [14]. Ainsi peut-on espérer une amélioration des résultats des traitements, en même temps qu’une réduction des coûts d’assurance-maladie. . . Mais on doit également avoir conscience que ces médicaments sont pensés pour le marché, s’inscrivant dans une logique de « niche » ethnique. L’exemple le plus frappant est celui du BiDil, association de deux molécules destinées à soigner l’insuffisance cardiaque congestive, introduite sur le marché américain à destination exclusive des AfricainsAméricains. L’obtention d’un nouveau brevet a permis de prolonger de 13 ans les droits de propriété intellectuelle sur ce médicament. Il est donc possible d’exploiter commercialement la « race » : le nombre de brevets racialement orientés a été multiplié par 5 entre 2001 et 2005 (aucun jusqu’en 1997, 12 entre 1997 et 2001, 65 entre 2001 et 2005) [15]. Parce que les personnes stigmatisées peuvent être demandeuses, la problématique est ardue : ainsi, pour certaines d’entre elles, du moins aux États-Unis, un médicament comme le BiDil, même s’il ne souscrit à aucune réalité biologique, reste « vital ». . . Dans la mesure où il semble impossible de développer des médicaments bénéficiant aux minorités sans classer les gens par race, les défenseurs de minorités rejoignent les conservateurs, pour qui la race est une catégorie naturelle. Les risques d’essentialisation (à savoir affecter les individus à des catégories conc ¸ues comme fixes, indépassables et définitives) ne doivent pas être sousestimés. Il s’agit donc là d’un nouveau cadre où peut être reproduite et renaturalisée la notion traditionnelle de race. Mais comment un identifiant social auto-déclaré peut-il traduire un patrimoine génétique, et déterminer par là un mécanisme physiologique ? Le cas du BiDil est à cet égard frappant, puisqu’il est destiné à une population génétiquement hétérogène, de surcroît soumise à des conditions environnementales particulières. Généralement, la relation entre patrimoine génétique et santé est plus subtile, et s’exprime en termes de probabilités, rendant compte d’une simple susceptibilité à certaines pathologies, comme le diabète, ou l’hypertension. Les inégalités devant la maladie apparaissent en fait modulées par l’environnement, révélant une dialectique du handicap et de l’avantage (qui peut être exprimée en termes de vulnérabilité/protection) : l’exemple des hémoglobines anormales à l’origine de la drépanocytose (individus homozygotes) mais protectrices face au paludisme (individus hétérozygotes) est à cet égard emblématique. Il est peu évident que la molécularisation de la race puisse apporter une lumière sur le risque individuel et collectif, mais il est par contre sûr qu’elle contribue à

J.-L. Bonniol l’occultation des causes sociales des inégalités sanitaires, renforc ¸ant l’idée selon laquelle des différences génétiques seraient les facteurs principaux des inégalités de santé. La fréquence du cancer du sein est aujourd’hui 2 fois plus élevée chez les femmes noires, alors que la prévalence chez les femmes blanches et les femmes noires était la même en 1980, avec le même taux de mortalité. Mais, entre temps, la différence d’accès aux traitements s’est accrue [15]. . . De la même manière, la mise sur le marché du BiDil évite de s’interroger sur les causes évitables de l’hypertension, et sur l’importance des facteurs environnementaux. De manière générale, il est possible de mettre en évidence une relation entre le niveau de santé d’une nation et son niveau d’inégalité (ce qui se traduit par un fort contraste entre pays scandinaves et États-Unis. . .). Il n’est évidemment pas question d’oblitérer les particularités physiques des sujets. . . Prenons le cas de l’indice qu’est « la couleur de la peau ». Ce trait corporel peut constituer une donnée fondamentale pour le dermatologue qui, on peut le dire, est en première ligne, puisque ce caractère est rattaché à son objet premier, l’épiderme [16]. La peau noire est de toute évidence dotée d’un certain nombre de propriétés : certaines dermatoses s’y expriment préférentiellement ou exclusivement, comme le vitiligo (dans ses aspects les plus spectaculaires), ou la pseudo-folliculite de la barbe. . . Ceci impose à sa démarche diagnostique, puis thérapeutique, un ajustement particulier. Mais un référencement racial lui est-il réellement utile pour l’aider dans sa démarche ? Cela peut au contraire le conduire à de faux diagnostics (une appellation « raciale » unique pouvant recouvrir une population génétiquement très diverse, et ne pouvant donc déterminer valablement le choix d’un traitement). S’il est licite d’adopter un point de vue probabiliste (un gène morphologique pouvant être statistiquement corrélé à un autre gène facteur de pathologie), on ne peut que rappeler la nécessité en la matière d’une approche individuelle, considérant une particularité physique comme l’aboutissement d’une trajectoire généalogique dans chaque cas spécifique, aboutissant à une constitution génétique unique [17]. C’est là tout l’enjeu d’une médecine personnalisée, qui ne gagne pas à être une médecine racialisée.

Déclaration d’intérêts L’auteur n’a pas transmis de déclaration de conflits d’intérêts.

Remerciements Ce travail a bénéficié de l’aide de LabexMed (maison méditerranéenne des sciences de l’Homme). Merci à Pierre Darlu pour ses suggestions dans la relecture du texte. . .

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