PRÉSENTATION

CAUSALITÉS HISTORIQUES LES CHOSES, LES CAUSES ET LES CHANCES Éric Brian *

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l n’est pas nécessaire de convoquer une érudition intensive pour observer que, d’aussi loin qu’on s’en souvienne, porté par la mémoire de la langue latine et par celles de langues communes ou savantes qui en sont issues, un réseau sémantique est tissé, noué de loin en loin au prix d’intenses efforts savants, et diversement selon ces langues. Il tient en deux mots : chose et cause. Or, depuis le xviiie siècle, au second de ces deux mots, un troisième est attaché dans le corpus des écrits savants, formant un nouveau réseau sémantique, plus récent, mais non moins subtil, qui noue par des voies analytiques et des procédés de calculs les causes et les chances 1. Or ces deux réseaux sont comme deux trames qu’on aurait raboutées. En effet, une chance (ou une malchance, peu importe), c’est comme une chose qui nous tomberait dessus selon la parabole conçue par Antoine‑Augustin Cournot (1801‑1877) : la tuile tombée du toit qui illustre sous sa plume le hasard objectif de la rencontre de deux séries causales indépendantes 2. Plutôt que de nous perdre dans ce double réseau labyrinthique, retenons que trois mots, choses, causes et chances, offrent un écheveau notionnel et conceptuel dense noué dès l’antiquité latine, et combiné nouvellement depuis le xviiie siècle. Il est toujours in­extricable, sauf à vouloir trancher la conjugaison des choses, des causes et des chances, au moyen d’une métaphysique simplificatrice, confondant ainsi recherche de la vérité dans les sciences historiques ou sociales et résolution du nœud gordien. Quand, à la fin du xixe siècle, Émile Durkheim (1858‑1917), entendit promulguer les principes fondateurs de la sociologie moderne, il a accordé à l’un de ces trois mots un statut épistémologique fort. La « première règle » et « la plus fondamentale » consiste, * Éric Brian, né en 1958, est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et directeur de la Revue de synthèse. Il anime l’unité « Histoire et populations » à l’Institut national d’études démographiques (Paris). Ses recherches portent sur l’histoire des sciences mathématiques, économiques et sociales, sur l’épistémologie des sciences sociales et sur la sociologie générale. Il a co‑dirigé Social Memory and Hyper Modernity (International Social Science Journal, vol. 62, 2011), soit 社会记忆与超现代性 (国际社会科学杂志 2012 年 9 目 29-3). Adresse : Centre Maurice‑Halbwachs, École normale supérieure, 48, boulevard Jourdan, F‑75014 Paris ([email protected]). 1. Ici « probability of chances » ou « probability of causes », là « chose : causa, et res », voir Cléro, 2004. 2. Cournot a systématisé par cette image l’idée de fortuité (mot très rare en français qu’on trouve sous sa plume), soit en allemand Zufälligkeit (on traduit usuellement en français par hasard). C’est le propre de ce qui vous tombe dessus de manière inattendue. Au xxe siècle, le hasard à la manière de Cournot a connu une belle fortune dans les Arts et les Lettres, voir Brian, 2001. Force est de constater toutefois qu’il fut moins heureux dans le domaine historiographique et dans les sciences sociales. Revue de synthèse : tome 135, 6e série, n° 1, 2014, p. 1-8.

DOI 10.1007/s11873-014-0240-9

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quant à leur observation, à « considérer les faits sociaux comme des choses 3 ». La prédilection du sociologue pour les choses est allée de pair avec une forclusion des chances et des probabilités. Durkheim, en effet, fut tributaire du legs positiviste d’Auguste Comte (1798‑1859), pour lequel le calcul des probabilités relevait de l’état métaphysique et non pas encore de l’état positif de l’esprit humain porté vers les sciences 4. Dans les sciences sociales, il ne fut dès lors, et pour longtemps, plus question de « chances », au sens où ce mot est entendu d’un point de vue mathématique et probabiliste. On le retrouve toutefois dans les panoplies conceptuelles des deux sociologies qui se sont intensément affrontées en France au cours des années 1970 et 1980, tant à propos de la théorie que de la méthode : celles de Pierre Bourdieu (1930‑2002) et de Raymond Boudon (1934‑2013). Cet affrontement s’est déroulé dans le contexte idéologique de la guerre froide et des décennies qui ont suivi en Europe. Si bien que, depuis les Trente Glorieuses, la sociologie, aveuglée par le choc des préjugés idéologiques, ne s’est pas donnée les moyens de s’arracher au positivisme durkheimien inaugural. Dès le début du xxe siècle, François Simiand (1873‑1935) s’est emparé à la manière durkheimienne de la causalité historique (1906). Il l’a réélaboré dans son grand ouvrage Le Salaire (1932) qu’il a conçu comme le prototype d’une nouvelle méthode issue de celle promue par Durkheim et dont le domaine aurait dû couvrir aussi bien les faits sociaux et économiques que l’histoire. Simiand ne s’est pas affranchi de l’héritage strictement positiviste transmis par son maître, bien au contraire, il l’a même consolidé attentif qu’il était aux leçons du positiviste Lucien Lévy‑Bruhl (1857‑1939). Il l’a enrichi des dénombrements économiques et statistiques de son temps, et il en a tiré le principe d’une méthode quasi‑expérimentale pour les sciences sociales et historiques qu’il a désignée au moyen d’un néologisme éphémère, la « phénoménoscopie » (1932). Simiand a ainsi conforté l’aversion comtienne à l’égard du raisonnement probabiliste 5. La voie qu’il a choisie, ébauchée dès 1906, a conduit les sciences sociales et la nouvelle histoire qui germait dans les colonnes de la Revue de synthèse historique et qui allait s’affirmer dans celles des Annales, à concevoir la causalité historique comme une inférence de causes historiques aux choses sociales au sens durkheimien du terme (fusse au prix d’une extension ad hoc du périmètre durkheimien). Mais il faut ici entendre inférence de manière spéculative, tant la mesure des choses et des causes resterait à établir. Simiand s’était donné le modèle de ce qu’il tenait pour les sciences de la nature au début du xxe siècle. « Je me propose ici de chercher à esquisser une théorie de la causalité en matière d’histoire aussi impersonnelle, aussi indépendante que possible de toute thèse métaphysique spéciale. Mon objet est de dégager une notion du type de celles qui, dans les sciences de la nature, pénètrent intimement dans tout le travail quotidien et servent à former le corps même de la science. Et je reconnais volontiers qu’une telle recherche a un but pratique […] Ce qui fait défaut, c’est un corps de règles de méthodes précises qui soient suivies dans la pratique journalière du travail d’élaboration. Je voudrais 3. Durkheim, 1895, p. 20. 4. Brian et Jaisson, 2007, p. 121‑127. 5. Brian, 2012, p. 63‑69.

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essayer d’aboutir à formuler des règles de cette sorte en ce qui touche la détermination des causes 6. »

Un des ses condisciples durkheimiens, parallèlement, ne s’en est pas tenu à ce tableau des sciences naturelles. Il a pris acte de la réflexion sur les sciences qu’offrait alors les ouvrages philosophiques de Henri Poincaré (1854‑1912). Il s’agit de Maurice Halbwachs (1877‑1945). Dès sa thèse complémentaire (1912), il démontre qu’il fut sensible au concept de complexité tel qu’un mathématicien ou qu’un physicien pouvait alors l’envisager, et tout particulièrement au fait que renoncer à la proportionnalité des effets et des causes ne pouvait manquer de bouleverser l’idée de causalité la plus communément admise dans les Lettres au début du xxe siècle 7. Dans la préparation de son grand ouvrage de 1932, Simiand n’a pas accordé d’attention aux calculateurs de son temps, pas plus aux statisticiens qui, en Angleterre, en Italie ou aux États‑Unis, développaient déjà des méthodes d’analyse des effets combinés de plusieurs variables, qu’aux mathématiciens au sens strict du terme qui, dans toute l’Europe, depuis le début du xxe siècle, œuvraient à reformuler profondément le calcul des probabilités formé du xviie au xixe siècle. Ces travaux allaient conduire vers ce qu’aujourd’hui on entend par stochastique. Simiand et Halbwachs furent proches, mais ils ont différé sur leur conception des rapports entre les calculs et les sciences sociales. Un dialogue s’est établi entre les deux sociologues. Simiand s’en est tenu à sa mise à jour statistique (au sens le mieux établi de ce mot vers 1890) du positivisme comtien puis durkheimien. Halbwachs, pour sa part, n’a cessé d’affirmer le primat du calcul des probabilités sur le raisonnement statistique. Simiand n’entendait que « choses » et « causes », alors que Halbwachs scrutait les « chances » et les « choses ». Cette exploration l’a entraîné vers 1920 jusqu’aux abords des mathématiques les plus vives de son temps, allant jusqu’à partager avec Maurice Fréchet, à Strasbourg, l’enseignement du « calcul des probabilités à la portée de tous » offert par l’Université française à l’élite économique alsacienne 8. Halbwachs était intrigué par la dette épistémologique du calcul statistique à l’égard du raisonnement probabiliste. Tenace, il a cherché à refonder la théorie durkheimienne des cadres sociaux sur une phénoménologie qu’il est raisonnable, rétrospectivement, de qualifier de stochastique 9. La théorie sociologique de Maurice Halbwachs fut ainsi la première occasion historique de renouer dans un même cadre théorique et méthodologique rigoureux les trois termes « choses », « causes » et « chances ». Il a ainsi affranchi la sociologie et les sciences sociales de l’anti‑probabilisme comtien, mais cette œuvre singulière, aussi consistante qu’elle fût, maillon trop fragile entre la philosophie et les mathématiques 6. Simiand, 1906, p. 246‑247. 7. Halbwachs, 1912, p. 51‑55. 8. C’est le titre du livre que publieront ensemble Fréchet et Halbwachs sur la base de cet enseignement commun. Il est paru en 1924, à Paris, chez Dunod. 9. On a longtemps tenu Halbwachs pour une sorte de petit frère de Simiand, n’accordant d’attention qu’à sa morphologie sociale. Le dialogue entre les deux durkheimiens est aujourd’hui connu. Depuis les années 1990, l’autre versant de son oeuvre, sa théorie de la mémoire collective, est mieux identifié. Mais il importe d’aller plus loin : on se donne les moyens de saisir la sociologie stochastique de Halbwachs en rapprochant ces deux composantes de son œuvre. Voir Brian, 2012, p. 425‑432.

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de son temps, n’a pas résisté au laminage de la transmission routinière de la division entre les Sciences et les Lettres après la Seconde Guerre mondiale. On s’en est dès lors tenu, pendant la seconde moitié du xxe siècle, aux choses et aux causes sans percevoir l’ambiguïté de leur intrication avec les chances. C’est sans doute par l’effet d’une ruse de la raison sociologique que ses deux principales écoles en France, à la fin du siècle dernier, se sont entre-déchirées autour de la notion de chances. Les historiens, Henri Berr (1963‑1954) ou Lucien Febvre (1878‑1956), par exemple, furent sensibles dans les colonnes des deux premières séries de la Revue de synthèse historique à la portée du premier principe durkheimien alors même que dans toute l’Europe savante, en Allemagne et en Italie tout particulièrement, on débattait âprement de théorie et de méthode en histoire. Ils ont accordé une grande attention à la conception de la causalité annoncée par Simiand et à la méthode qu’il a voulu promouvoir. La conception de l’histoire économique et sociale en provient, qui fut ostensiblement portée dans la revue Les Annales, de manières diverses depuis sa création en 1929 et jusqu’aux années 1990. Ainsi, au xxe siècle, l’histoire et les sciences sociales – à l’exception de conceptions singulières, telle, notamment, celle envisagée par Halbwachs, ont exploré l’antique réseau tissé entre les choses et les causes, ignorant les chances et déployant des branches parfois nouvelles, les croisant, les renouant. Du complexe sémantique ternaire qui s’était enrichi du côté des chances depuis le xviiie siècle, les deux termes les plus anciens, ceux antérieurs aux révolutions scientifiques du xviie siècle sont seulement demeurés dans les débats historiographiques et dans la réflexion sur les sciences sociales. Les choses, on les a entendues à la manière durkheimienne et les causes, au sens des causes efficaces de Malebranche, dont la métaphysique avait, certes, pris acte de l’état des sciences à la fin du xviie siècle et modernisé l’acception antique, ouvrant ainsi la voie à la conception positiviste de la causalité. Celle‑ci, Foucault l’a récusée, l’assignant précisément à ce qu’il a tenu pour une épistémè dépassée. Le tiers terme, les chances, aurait mérité plus d’attention. Une familiarité avec les débats métaphysiques et méthodologiques des xviie et xviiie siècles suggère en effet que le jeu des causalités historiques s’y jouait alors avec trois cartes : les choses, les causes et les chances et non pas seulement avec les deux premières à la manière positiviste, anachronique. Mais jadis, comme hier ou aujourd’hui, il n’est de choses et de causes sans chances, ou pour l’écrire à la manière de Condorcet (1743‑1794), sans probabilités, sans degré de certitude à l’égard des choses, ni à celui de l’assignation des causes. L’impasse positiviste a été discutée par plusieurs auteurs au cours des dernières décennies. En récusant cette causalité‑là, Michel Foucault s’en est tenu aux rapports des mots et des choses ne prêtant pas plus d’attention aux chances que ses contemporains historiens. L’antique écheveau ne tenait plus alors qu’à un fil : les choses, dont Foucault a voulu explorer le rapport privilégié au langage 10. Plus récemment, dès qu’il 10. Foucault, 1966. Certes, récusant la causalité positiviste, Foucault a ouvert de nouveaux horizons de lisibilité des documents anciens, invitant les philosophes et les historiens à explorer des voies intertextuelles jusque là négligées, si ce n’est ignorées. Mais son geste a tant marqué les travaux menés après lui en France, qu’il faut aujourd’hui aller parfois chercher en langue allemande d’autres tentatives comparables mais distinctes, voir notamment Kilcher, 2003 ; Abel, 2011.

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est question de théorie ou de méthodologie de l’histoire, on songe à Paul Ricœur ou bien à Jean‑Claude Passeron. Le premier a tranché le sac de nœuds d’un coup métaphysique qui lui est propre, faisant du récit le truchement exclusif de la connaissance historique 11. La réception de l’œuvre de Ricœur parmi les historiens fut ainsi tout autant tributaire de celle de Foucault que le durkheimisme le fut du positivisme comtien. L’historien, un temps séduit, pourrait s’en tenir là. Mais dès qu’il se met à l’ouvrage, il ne peut que constater la diversité des formes de connaissances historiques et la variété dans ces formes des recours au récit, qu’il s’agisse de leur consolidation et de leur transmission. Si le récit semble paré d’une primauté épistémologique, on le doit au Livre et à la place qu’occupe sa critique dans la longue histoire de la formation des sciences historiques. Il mérite à n’en point douter un examen scrupuleux et systématique, comme nous y invite la tradition philologique, mais non pas le monopole du truchement de l’histoire. Ce serait sinon accorder à une métaphysique particulière de la mémoire et de l’oubli, celle formulée par Ricœur, un privilège théorique exorbitant parmi les approches possibles de la mémoire sociale et historique. Un tel privilège théorique ou épistémologique, pour autant qu’on y soit attaché, resterait à établir, sauf à considérer par conviction ou par commodité que toute revendication de scientificité doive s’effacer devant une métaphysique particulière. Or force est de constater, aujourd’hui, que la mémoire sociale et la mémoire historique font l’objet de recherches fort diverses et qu’elles prennent des formes souvent inimaginables il y a un siècle, voire même il y a quelques décennies, si bien qu’on aurait peine à toutes les placer sous cette seule égide 12. Chez Passeron, ce n’est pas au moyen d’une théorie particulière de la mémoire et de l’histoire que l’intrication historique des « choses », des « causes » et des « chances » est escamotée, mais par une voie épistémologique et méthodologique particulière. L’histoire, la sociologie et l’anthropologie relèvent à ses yeux d’un même domaine de connaissance caractérisé par le recours légitime et exclusif à l’argumentation et tout à fait étranger aussi bien aux sciences expérimentales qu’aux épreuves formelles des langages artificiels 13. L’acuité de l’analyse épistémologique réflexive chez Passeron mérite assurément attention, et sans doute touche‑t‑elle indirectement au passage tout ce qui dans les sciences relèverait de l’argumentation, aussi bien dans celles que Passeron entend caractériser que dans les autres. Mais il n’est d’épistémologie que générale, sauf à construire une méthodologie (c’est le cas de Passeron) ou bien une métaphysique (c’est celui de Ricœur) qui renoncerait dès l’abord à l’unité des sciences telles qu’on peut les connaître par leur fréquentation ou par leur histoire. Dans ces conditions, la seule question qui vaille est : un tel renoncement, mais à quel prix ? Ces auteurs ne l’ont pas discutée. Ils n’ont voulu considérer que les Lettres, évacuant par pétition de principe les sciences expérimentales et ce que les sciences peuvent devoir aux langues artificielles. Si bien qu’au bilan de l’itinéraire de la causalité historique au xxe siècle nous nous trouvons avec, d’un côté, une conception de la causalité dans les sciences sociales et en histoire qui relèverait du paradigme positiviste et dont les deux termes seraient les choses et les causes, et 11. Ricœur, 2000. 12. Brian, Jaisson, Mukherjee, dir., 2011. 13. Passeron, 2006.

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de l’autre, un arrachement à ce paradigme qui rejette hors de propos la causalité pour s’en tenir, par un étrange retournement, aux seules choses, et par suite à leur rapport au langage, considéré du point de vue épistémique par Foucault, narratif par Ricœur ou bien argumentatif par Passeron. Il convient donc d’enquêter sur la triade des choses, des causes et des chances, fusse dans leurs rapports au langage, à commencer par l’étymologie. Lors de nombreuses discussions au sein de la rédaction de la Revue de synthèse, ces dernières années, le plus souvent en marge de nos réunions de travail, l’idée a émergé d’appeler l’attention de nos lecteurs sur l’histoire des conceptions de la causalité historique. Chacun invitait l’autre à offrir les éclaircissements de la partie qu’il connaissait le mieux. Il ne s’agissait pas, toutefois, de convoquer une compilation historiographique de plus, fondée sur le postulat post‑foucaldien qu’en dernière analyse toute l’affaire reposerait sur l’écriture de l’histoire en langue naturelle. Nous aurions, en effet, enjoint l’historiographie d’assumer une fonction qu’elle ne saurait remplir sans abus ni aveuglement : tenir lieu d’épistémologie locale de l’histoire. Acte pris de la crise du positivisme en histoire économique et sociale (c’est‑à‑dire, une fois constatée l’impasse à laquelle conduit l’exclusive qui privilégie le rapport des choses aux causes), acte pris encore des limites des conceptions narratives ou argumentatives de l’épistémologie de l’histoire et des sciences sociales (c’est cette fois l’impasse issue de l’exclusive qui privilégie le rapport des mots aux choses), loin de nous, en effet, l’intention de promouvoir une manière d’historiographie historiographisante. De cette discussion est issu le projet de journées de synthèse « Histoire et causalité ». Elles se sont tenues dans l’austère Bibelsaal de la bibliothèque Herzog August, à Wolfenbüttel, les 11, 12 et 13 mai 2009. Il en a été rendu compte dans la Revue 14. Dans ces discussions, les participants se sont entendus pour considérer qu’établir une causalité historique – Jochen Hoock rappelle, plus loin, cette analyse d’Ernst Cassirer (1874‑1945) – c’est nécessairement élaborer sur des données fragmentaires et défectueuses, à l’égard desquelles on entretient donc nécessairement un rapport incertain. C’est les tenir par conjecture comme relevant d’une même chose qu’on entendrait saisir dans son mouvement même. Et ce geste même forge continuités ou cohérences. Il emporte aisément l’esprit qui assigne aussitôt des raisons à ce qui est advenu. On le voit, choses, causes et chances sont intimement intriquées non pas seulement du point de vue de l’histoire intellectuelle très longue de ces notions mais encore de celui, épistémologique, sous lequel on peut envisager quelque geste de science que ce soit. Cette clé ouvre aujourd’hui un registre de confrontation entre des démarches de sciences ancrées dans les disciplines les plus diverses. Ce premier constat sauve quelque chose d’un horizon encyclopédique quant à la prise en considération des phénomènes. La question vaut pour les compétences savantes actuelles, la critique des pétitions de principe récentes le suggère. Par suite, à la manière d’un problème historique febvrien, elle vaut aussi à propos des relations complexes entre les sciences et les savoirs anciens. Or les dialogues que les savants et les historiens ont entretenu jadis éveillent l’attention tant ils ont su interroger sans détour, mais dans des termes bien différents de ceux de la fin du xxe siècle, presque 14. Hoock, 2010.

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toutes les occurrences des nécessités d’ordre épistémologique qu’observait Cassirer. Il importe maintenant de prendre acte de l’ancienneté de ces transactions philosophiques, de leur diversité, de leur transmission, et de la particularité des solutions que les xixe et xxe siècles ont tenues pour définitives, celle du positivisme comtien, comme celle qui consiste à caractériser les sciences sociales et historiques par un recours exclusif au récit ou à l’heuristique des langues naturelles. Or précisément, ces dernières conceptions ont renoué au passage avec des pans de la scolastique et de la jurisprudence européenne à l’époque moderne, la casuistique par exemple 15, dont il importe d’interroger aussi bien la fécondité heuristique que l’épuisement anciennement constaté quant à leur apport à la connaissance historique et à celle des phénomènes sociaux. Décidément, il convient de garder à l’esprit l’intrication au long cours des choses, des causes et des chances. Quatre participants à la réunion de Wolfenbüttel livrent dans ce numéro le dossier qu’à l’issue de nos discussions préliminaires ils ont offert, en mai 2009, à la réflexion collective. Les analyses sur deux pages qui précèdent dorénavant chaque article publié dans la Revue complètent cette introduction. Elles aideront les lecteurs qui voudraient disposer d’un premier aperçu des matières discutées. Les débats pendant ces trois journées furent très ouverts. Après ce lot de quatre articles, il en est donné une série d’extraits, révisés par les protagonistes. Une fois restitués ces éléments d’enquête sur les rapports multiples entre les sciences en matière de causes, de choses et de chances, on s’arrachera sans doute aux prédilections narratives ou argumentatives qui caractérisent la réflexion sur l’épistémologie des sciences sociales et de l’histoire dans les années 1990‑2000. Mais, aussitôt, une seconde question s’ouvre avec l’évocation d’un horizon encyclopédique contemporain. Comment aujourd’hui même, dans les travaux de sciences sociales et d’histoire, établir concrètement un dialogue critique et constructif avec les sciences naturelles expérimentales et les sciences formelles actuelles ? Il en sera bien sûr question, à l’avenir, dans nos colonnes. LISTE DES RÉFÉRENCES

Abel (Günter), 2011, Langage, signes et interprétations, (trad. par Lukas Sosoe), Paris, Vrin [éd. or. : Sprache, Zeichen, Interpretation. Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1999]. Brian (Éric), 2001, « Les objets de la chose. Théorie du hasard et surréalisme au xxe siècle », Revue de synthèse, n° 2‑3‑4, p. 473‑502.  Brian (É.), 2012, « Où en est la sociologie générale ? », Revue de synthèse, n° 1, p. 47‑74, et n° 3, p. 401‑444. Brian (Éric) et Jaisson (Marie), 2007, The Descent of Human Sex‑ratio at Birth. A Dialogue of Mathematics, Biology and Sociology, Dordrecht, Springer Verlag. Brian (Éric), Jaisson (Marie) et Mukherjee (Romi, Sondip), dir., 2011, Social Memory and Hyper Modernity, dossier thématique de l’International Social Science Journal, vol. 62, n° 203‑204. Cassin (Barbara), 2004, dir., Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intradui‑ sibles, Paris, Seuil/Le Robert. 15. Revel et Passeron, dir., 2005.

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Cléro (Jean‑Pierre), 2004, « Chance » et « Chose », dans Cassin, 2004, p. 216‑219. Durkheim (Émile), 1895, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, Alcan. Foucault (Michel), 1966, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard. Foucault (M.), 1969, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard. Halbwachs (Maurice), 1912, La Théorie de l’homme moyen. Essai sur Quetelet et la statistique morale, Paris, Alcan, rééd. Chilly‑Mazarin, Sciences en situation, 2010. Hoock (Jochen), 2010, « Journées de synthèse. Histoire et causalité », Revue de synthèse, n° 1, p. 154‑160. Kilcher (Andreas), 2003, Mathesis und Poiesis. Die Enzyklopädik des Litteratur 1600 bis 2000, München, Fink. Passeron (Jean‑Claude), 2006, Le Raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l’argumentation, Paris, Albin Michel. Revel (Jacques) et Passeron (Jean‑Claude), dir., 2005, Penser par cas, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales. Ricœur (Paul), 2000, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil. Simiand (François), 1906, « La causalité en histoire », Bulletin de la Société française de philo‑ sophie, t. vi, séance du 31 mai 1906, p. 245‑272.

[Historical causalities, things and chances].

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