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PED21210.1177/1757975913519143Article originalB. Godard et al.

Article original Éthique de la recherche en santé mondiale : la relation Nord–Sud, quel partenariat pour quelle justice sociale ? Béatrice Godard1, Matthew Hunt2 et Zéphirin Moube1

Résumé : La recherche en santé mondiale s’inscrit dans une volonté de mobiliser des connaissances au service d’interventions et de politiques publiques pour l’atteinte équitable du bien-être commun, notamment en matière de santé. Elle joue un rôle primordial en ce sens, en favorisant l’implication des communautés et leur autonomisation et de nombreuses lignes directrices supportent un tel partenariat. Néanmoins, certains enjeux éthiques sont liés au financement de la recherche, aux environnements de recherche, à la priorisation des problématiques de recherche, aux mécanismes d’évaluation éthique posent souvent un problème de justice sociale au niveau de la redistribution des ressources et de la reconnaissance des différences culturelles. Comment alors déterminer quelle est la façon « idéale » d’agir en tenant compte de la globalité des individus et du pluralisme culturel des sociétés pour « bien faire », pour satisfaire l’exigence de l’équité? Une réflexion et une démarche éthique demeurent essentielles, ainsi qu’un dialogue entre les chercheurs du Nord et du Sud, et leurs autres partenaires que sont les décideurs, les responsables locaux et les communautés. Un tel dialogue, établi dans un continuum du développement de projets de recherche à leur pérennité, peut grandement contribuer à limiter les problèmes de justice sociale et à viser un développement plus égalitaire des savoirs scientifiques. Plusieurs chercheurs se sont déjà engagés dans cette voie, et leurs initiatives devraient être encouragées pour mettre les nouveaux savoirs au service des populations. (Global Health Promotion, 2014; 21(2): 80–87). Mots clés : éthique, équité, justice sociale, pratiques, politiques, gouvernance, empowerment, pouvoir

Introduction La recherche en santé mondiale s’inscrit dans une volonté de mobiliser des connaissances au service d’interventions et de politiques publiques pour l’atteinte équitable du bien-être commun, notamment en matière de santé. Pour ce faire, la liberté de recherche est promue. Toutefois, cette liberté de recherche s’accompagne de responsabilités scientifiques de haut niveau, de même qu’elle ne saurait s’exercer sans responsabilités éthiques, lesquelles visent à promouvoir l’intégrité scientifique et protéger les individus qui s’y prêtent ainsi que les intérêts de la société. Il existe d’ailleurs de nombreuses lignes directrices en matière

d’éthique pour guider la démarche scientifique ; néanmoins, ces outils ne peuvent fournir à eux seuls de réponse définitive à toutes les questions éthiques actuelles ou émergentes en recherche. Dans le cas de la recherche en santé mondiale, comment viser un comportement éthique, c’est-à-dire comment déterminer quelle est la façon « idéale » d’agir en tenant compte de la globalité des individus et du pluralisme culturel de nos sociétés pour « bien faire », pour satisfaire l’exigence de l’équité ? Les enjeux tels que les déséquilibres dans les partenariats Nord–Sud, les différences importantes dans les modèles et la culture de recherche, les enjeux de la réflexion éthique

1. Département de médicine sociale et préventive, Université de Montréal, Montréal, Canada. 2. Department of Kinesiology, McGill University, Montréal, Canada. Correspondance à : Béatrice Godard, Département de médicine sociale et préventive, Université de Montréal, C.P. 6128 Succ. Centre-ville, Montréal, Quebec H3C 3J7, Canada. Email : [email protected] (Ce manuscrit a été soumis le 17 janvier 2013. Après évaluation par des pairs, il a été accepté pour publication le 6 septembre 2013) Global Health Promotion 1757-9759; 2014; Vol 21(2): 80­–87; 519143 Copyright © The Author(s) 2014, Reprints and permissions: http://www.sagepub.co.uk/journalsPermissions.nav DOI: 10.1177/1757975913519143 http://ghp.sagepub.com Downloaded from ped.sagepub.com at PENNSYLVANIA STATE UNIV on May 23, 2015

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dans le partage et la coproduction du savoir sont autant de défis éthiques pour la recherche en santé mondiale et posent souvent un problème de justice sociale au niveau de la redistribution des ressources et de la reconnaissance des différences culturelles (1–4). Considérant le contexte africain, le présent article se penche sur les principaux enjeux éthiques des partenariats en recherche en santé mondiale.

Actualité de la recherche en santé mondiale Dans leur appel pour l’adoption d’une définition commune de la santé mondiale, Koplan et ses collègues (5) proposent la définition suivante : « la santé mondiale est un domaine d’étude, de recherche et de pratique qui accorde la priorité à l’amélioration de la santé et l’équité en santé pour toutes les personnes à travers le monde. La santé mondiale met l’accent sur les questions transnationales de santé, les déterminants et les solutions ; implique de nombreuses disciplines à l’intérieur et au-delà des sciences de la santé et favorise la collaboration interdisciplinaire, et est une synthèse de prévention basée sur la population et les soins cliniques au niveau individuel ». En effet, la recherche en santé mondiale concerne les questions pouvant être considérées comme sans frontières géographiques et disciplinaires lorsqu’il s’agit d’améliorer la protection et la promotion de la santé à l’échelle mondiale. La mondialisation des environnements, des modes de vie et de grands enjeux de santé qui s’accompagnent de la mondialisation des risques sanitaires, illustre la nécessité de mettre en place divers partenariats entre chercheurs, décideurs, responsables locaux et membres de communautés, fondés sur le partage de connaissances et sur des processus globaux de production et de transmission du savoir, pour la recherche de solutions nationales et transnationales. De ce point de vue, la recherche en santé mondiale répond à la nécessité de produire – dans le respect des exigences de justice et d’équité – et de mobiliser de nouvelles connaissances au service d’interventions concrètes permettant d’améliorer la santé des populations tout en réduisant les disparités mondiales de santé. La recherche en santé mondiale constitue à ce titre un des lieux privilégiés de la coopération scientifique (4–6). Toutefois, elle n’est pas sans être confrontée à de nombreux défis liés à l’environnement institutionnel et la carrière des

chercheurs, à la culture de la recherche et à des difficultés de communications. Dans un tel contexte, l’éthique de la recherche en santé mondiale n’est-elle pas spécifique, en portant l’attention sur les principes de justice sociale que sont l’équité, la solidarité, la mutualité…? Ces principes permettent de définir « une répartition adéquate des bénéfices et des charges de la coopération sociale » (2). Certes, les chercheurs du Nord ou du Sud ainsi que les autres partenaires peuvent avoir des projets différents mais le fait de partager cette même idée de la justice n’établit-elle pas des liens sociaux fondamentaux limitant leurs projets personnels tout en permettant de les réaliser ? À partir du moment où il y a un accord sur la définition, dans une société, du juste et de l’injuste, une véritable coopération sociale peut alors s’instaurer.

Éthique de la recherche en santé mondiale : principes et normes De manière générale, l’éthique de la recherche consiste en l’analyse des enjeux éthiques soulevés par la participation d’individus à des projets de recherche. Elle vise principalement trois buts. Premièrement, protéger les participants à la recherche. En second, promouvoir la recherche tout en s’assurant qu’elle est conduite dans l’intérêt des individus, des groupes et/ou de l’ensemble de la société. Troisièmement, examiner des domaines ou des activités de recherche spécifiques en se concentrant sur leurs aspects éthiques tels que la gestion des risques de la recherche, tant pour les participants que pour d’autres personnes, les questions de justice et d’équité dans la participation à la recherche et la gouvernance de la recherche, incluant l’intégrité scientifique (7,8). L’éthique de la recherche implique donc que toute recherche soit conduite en respectant la valeur intrinsèque des individus ainsi que toute considération qui leur est due ; autrement dit, en respectant les individus comme des fins en soi et non comme des moyens de recherche (9). À cette fin, les équipes de recherche disposent de divers documents réglementaires fondés sur des normes éthiques reconnues à différents niveaux nationaux et internationaux. Les comités d’éthique de la recherche ont également pour mission de faire respecter ces normes. Selon le conseil des organisations internationales des sciences médicales (CIOMS) dans les lignes directrices internationales d’éthique pour la IUHPE – Global Health Promotion Vol. 21, No. 2 2014

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recherche biomédicale impliquant des sujets humains (10), de même que dans les lignes directrices internationales d’éthique pour les études épidémiologiques (11), toute recherche impliquant des individus doit respecter trois principes de base, complémentaires et interdépendants : le respect de la personne, la bienfaisance et la justice. Ainsi, « Le respect de la personne fait intervenir au moins deux considérations éthiques fondamentales, à savoir : (a) Le respect de l’autonomie, qui exige que quiconque est capable de discernement quant à ses choix personnels soit traité dans le respect de cette faculté d’autodétermination ; (b) La protection des personnes dont l’autonomie est restreinte ou limitée, qui impose que les personnes dépendantes ou vulnérables soient protégées contre les atteintes ou les abus ». Par bienfaisance, le CIOMS entend « l’obligation éthique d’apporter le plus grand bien possible et de réduire le plus possible tout ce qui peut porter préjudice. De ce principe sont issues des normes exigeant que les risques inhérents à la recherche soient raisonnables au regard des bénéfices escomptés, que la conception de la recherche soit judicieuse et que les investigateurs soient compétents tant pour mener les travaux de recherche que pour préserver le bien-être des sujets ». Enfin, par justice, le CIOMS renvoie essentiellement à la notion de « justice distributive, qui suppose la répartition équitable tant des contraintes que des bénéfices de la participation à la recherche. Des disparités dans la répartition des contraintes et des bénéfices ne sont justifiables que si elles reposent sur des distinctions morales pertinentes entre les personnes. L’une de ces distinctions est la vulnérabilité. Par vulnérabilité, on entend l’incapacité marquée à protéger ses intérêts propres en raison d’obstacles comme l’inaptitude à donner un consentement éclairé, l’inexistence des moyens d’obtenir d’autres soins médicaux ou autres prestations nécessaires, la subordination ou la soumission au sein d’une structure hiérarchisée. Aussi des dispositions doiventelles être prévues pour protéger les droits et le bienêtre des personnes vulnérables » (10,11). Ce même organisme précise que les chercheurs ne doivent pas tirer avantage de l’incapacité relative des pays ayant peu de ressources ou vulnérables dans leur capacité à protéger leurs intérêts en y conduisant des recherches à moindre coût ou en y menant des recherches simplement pour contourner les réglementations complexes des pays industrialisés dans le but de mettre au point des produits pour les

marchés lucratifs de ces derniers. De même, « tout projet de recherche doit répondre vis-à-vis des communautés à leurs attentes et priorités en matière de santé en veillant à ce que tout produit mis au point leur soit raisonnablement accessible, et offrir à la population de meilleures chances d’obtenir des soins de qualité et de protéger sa santé » (10,11). Malgré le rôle joué par les organisations internationales (10–14), il existe encore de nombreuses disparités entre les principes et les normes éthiques. La dépendance de nombreux programmes de recherche envers des sources de financement situées dans des pays du Nord met en relief certaines de ces disparités. Il apparaît donc important d’aborder l’éthique de la recherche (tout du moins en santé mondiale) sous l’angle de la justice sociale, tout en tenant compte de nombreux facteurs – économiques, sociaux, politiques, religieux et culturels – et en adoptant divers modes de gouvernance éthique (3,15,16).

Éthique de la recherche et santé mondiale : entre l’égalité de principes et l’accent sur la justice sociale Dans le contexte de la recherche en santé mondiale, bien que les principes éthiques de base que sont le respect de la personne, la bienfaisance et la justice soient au cœur des normes morales, ils ne se voient pas attribuer la même importance dans le processus d’arbitrage entre des principes en compétition (17). Le principe de justice sociale est certainement au cœur des préoccupations en raison du déséquilibre économique et du risque d’exploitation des plus vulnérables et des plus défavorisés (8,18). D’aucuns considèrent que les bénéfices et les risques de la recherche biomédicale doivent s’appliquer équitablement à l’ensemble de l’humanité, mais ils doivent aussi être pensés pour réparer les injustices du passé (19). D’autres considèrent que le défi est de faire appliquer ces principes éthiques dans un monde multiculturel avec une multiplicité de systèmes de santé et des variations considérables dans les normes de soins de santé (1,20–22). L’essor des recherches en santé mondiale a fait ressortir les limites des approches éthiques classiques. Par exemple, ce qui est juste est différent d’une société à l’autre, dépendamment des droits, des devoirs attendus et des processus de prise de décision (20). La bienfaisance et la non-malfaisance peuvent

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aussi être interprétées à la lumière de différents contextes culturels où différents rôles et perspectives sont attendus des individus. Il en va de même pour la notion d’autonomie. Ces limites ont été largement reconnues et de nouvelles approches ont été développées principalement en collaboration avec les communautés hôtes à partir de leurs expériences et de leurs besoins (22–24). La reconnaissance d’un pluralisme culturel a été de plus en plus promue, conduisant notamment les équipes de recherche et les comités d’éthique de la recherche à reconnaître et à accepter des différences culturelles dans le processus de consentement ainsi qu’à promouvoir une plus grande emphase sur la bienfaisance et la justice sociale envers les populations sur lesquelles portent les recherches (20,25–27). Parallèlement, ce même pluralisme culturel a engendré d’autres contraintes de sorte que, autant il est non éthique d’accepter tous les cas de figure, autant il est non éthique de les relativiser tous (9). En effet, l’éthique de la recherche en santé mondiale n’est pas à l’abri de risque de relativisme éthique, par exemple en changeant les valeurs éthiques ou les priorités en fonction de la situation, ou en s’accommodant de valeurs moins exigeantes, par exemple en regard du consentement à la recherche. Un dialogue international apparaît de plus en plus nécessaire pour certes comprendre les différences de valeurs et de pratiques, tout en évitant de conduire à un système de valeurs particulier, mais aussi pour faire de la recherche en santé mondiale un lieu de partage ou de coproduction du savoir et de partenariat en impliquant les communautés et en favorisant leur autonomisation (4,28). Pour cela, la reconnaissance des différences culturelles et une redistribution des ressources s’avèrent essentielles. En d’autres mots, les principes de justice sociale s’imposent à la réflexion et à l’action en recherche en santé mondiale. En effet, celle-ci est inextricablement liée à des questions de justice sociale, en partie à cause de sa nature, en se concentrant sur les plus pauvres, les plus vulnérables et sur les populations mal desservies ; en mettant l’accent sur la santé comme un bien public et l’importance de plusieurs approches (6,8).

La relation Nord/Sud dans la recherche en santé mondiale Outre la production de nouvelles connaissances, la recherche en santé mondiale a aussi pour vocation

d’offrir des solutions concrètes permettant d’améliorer la santé des populations et de réduire les disparités mondiales de santé (5,6,28). C’est donc à ce titre qu’elle constitue un des lieux privilégiés de la coopération scientifique. Plus qu’un champ d’investigation particulier, la recherche en santé mondiale est avant tout un engagement en faveur des enjeux de santé qui concernent de façon égalitaire et équitable l’ensemble de la population mondiale (29,30). Dans les pays du Nord, l’émergence et le développement du champ de la recherche en santé mondiale ont nourri de nombreux projets sur les conditions et les dynamiques d’un partenariat de recherches équitables et durables entre pays du Nord et du Sud. Tel est l’exemple de la Canadian Coalition for Global Health Research crée en 2009, du Partenariat Europe-Pays en développement sur les essais cliniques (EDCTP) créé en 2003 en tant que réaction de l’Europe à la crise sanitaire mondiale provoquée par les trois principales maladies liées à la pauvreté que sont le VIH/SIDA, la tuberculose et le paludisme. On retrouve également de nombreux autres travaux sur la relation Nord–Sud dans la recherche en santé mondiale (4,28,31–33).

La relation Nord/Sud dans la recherche en santé mondiale : quel partenariat pour la recherche? Au cours des dernières décennies, plusieurs recherches en santé mondiale ont été le fruit de partenariats entre des chercheurs de pays du Nord et des chercheurs de pays en développement ou émergents (20,34,35). Toutefois, nombre d’entre elles demeurent subventionnées dans leurs quasi-totalités par des fondations ou des conseils de financement situés dans des pays industrialisés. Si dans les pays du Nord, la recherche en santé mondiale semble bien réglementée par un cadre de directives nationales et institutionnelles, soutenues dans la plupart des cas par une législation, dans la grande majorité des pays notamment d’Afrique, de tels cadres législatifs et réglementaires sont en revanche quasi inexistants, ce qui expose la recherche, précisément dans le domaine de la santé, aux risques de non-respect des normes éthiques. Pour contrer ces risques, des initiatives telles la révision éthique des protocoles de recherche dans les pays hôtes ainsi que dans les pays pourvoyeurs constituent des efforts pour redresser les inégalités, IUHPE – Global Health Promotion Vol. 21, No. 2 2014

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mais elles sont également sujettes à des problèmes dus à une situation qui reste non-idéale. Par ailleurs, au courant des années 1990, on constatait que moins de 10% des fonds publics et privés alloués à la recherche en santé étaient consacrés aux problèmes des pays en développement, alors que ces derniers supportaient près de 90% de la charge mondiale de morbidité (4). Selon Ridde et Capelle (4), la découverte de ce phénomène – connu sous le nom d’« écart 10/90 » dans la recherche en santé – s’est accompagnée d’une large promotion de partenariats de recherche Nord–Sud comme moyen d’aboutir à une répartition plus juste et équitable des bénéfices de la recherche, notamment dans le domaine de la santé (4,36). Notons que ces partenariats avaient déjà été promus lors de la Conférence des Nations Unies sur la science et la technique au service du développement en 1979 puis à nouveau dans la Déclaration d’Alger sur la recherche pour la santé en Afrique de 2009, en insistant sur la situation préoccupante de l’Afrique en matière de santé et ses conséquences sur le sousdéveloppement de cette région (3,4,37–39). L’un des défis majeurs des partenariats Nord–Sud dans la recherche en santé mondiale est sans doute un partage à égalité des ressources (36). Tel qu’observé par Ridde et Capelle (4), « différents problèmes relationnels découlent de la répartition très inégale du pouvoir qui s’établit immanquablement et qui se calque sur d’anciennes relations liées à l’histoire coloniale ». Ce déséquilibre résulte du fait que le Nord concentre des ressources stratégiques telles que « les connaissances, l’expertise, les ressources, l’accès aux opportunités de financement et de publication » (4:153), ce qui ne favorise pas un rapport égalitaire, pourtant caractéristique d’une véritable collaboration scientifique.

La relation Nord/Sud dans la recherche en santé mondiale : un déséquilibre de pouvoir Le déséquilibre de pouvoir entre le Nord et le Sud dans la recherche en santé mondiale peut être analysé à deux principaux niveaux. D’abord au niveau des ressources dont chacun des partenaires disposent dans la collaboration créant un déséquilibre, auquel s’ajoute la différence dans les environnements de recherche sous différents aspects, tels que les environnements institutionnels et les contextes socioéconomiques qui limitent les activités

de recherche dans les universités du Sud. Ces éléments sont autant de divergences qui remettent en cause les principes de justice sociale dans les partenariats Nord–Sud pour la recherche en santé mondiale. Analysant le point de vue des chercheurs des Pays du Sud qui ont été interviewés dans le cadre de leur recherche sur le partenariat Nord–Sud dans la recherche en santé mondiale, Ridde et Capelle notent que « Les chercheurs du Sud ont décrit plusieurs expériences constituant selon eux de faux partenariats Nord–Sud. Il leur est arrivé d’être cantonnés à la mise en œuvre opérationnelle des projets de recherche sur le terrain, utilisés comme faire-valoir auprès des bailleurs de fonds, ajoutés comme auteurs pour légitimer les résultats, ou encore dépossédés des données produites (celles-ci ayant été analysées et publiées dans le Nord, au seul profit des chercheurs du Nord) » (4:153). Ensuite, le deuxième niveau du déséquilibre de la relation Nord–Sud dans la recherche en santé mondiale concerne les mécanismes d’évaluation éthique des recherches menées dans les pays du Sud. Tel qu’il a été montré en première partie de cet article, les balises fixées par l’éthique de la recherche en santé mondiale ne doivent pas seulement assurer la protection des individus et des communautés participant à la recherche, mais aussi permettre l’atteinte d’un meilleur équilibre au niveau des contributions à la production de nouvelles connaissances scientifiques et garantir une répartition plus équitable des bénéfices de la recherche. Cet équilibre pourrait accroitre significativement les partenariats ou les coopérations entre chercheurs, décideurs politiques, responsables locaux et communautés. Il pourrait permettre une répartition des avantages tirés de la coopération et ainsi s’inscrire dans une perspective de justice sociale. Le déséquilibre de pouvoir entre le Nord et le Sud dans la recherche en santé mondiale, qu’il soit au niveau des ressources ou des mécanismes d’évaluation éthique peut se révéler déstabilisateur pour les plus vulnérables, individus, chercheurs ou communautés, surtout lorsqu’il s’agit de discuter d’éthique. La définition des priorités de recherche n’est pas si facile lorsqu’on se trouve en situation de coopération ou de partenariat asymétrique (40). Il en va de même pour les communautés qui sont dans le besoin et qui devraient exercer leur libre arbitre face à un projet de recherche. Quelle est l’autonomie décisionnelle dans de telles situations ? Dès lors,

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n’est-il pas nécessaire de renforcer les capacités institutionnelles ? Les attributs de la justice sociale que sont la redistribution des ressources et la reconnaissance des différences culturelles prennent tout leur sens.

Conclusion La recherche en santé mondiale évoque la promotion de la santé de tous, et son meilleur garant est l’effort mondial collectif. La résolution des inégalités dans ce domaine est un défi à la fois pour la recherche et pour l’éthique. Par conséquent, il est important de permettre à toutes les sociétés de continuer d’avancer avec la science, tout en mesurant les progrès réalisables et en évitant les écueils qui parfois l’accompagnent. Pour ce faire, l’éthique de la recherche a un rôle primordial, car elle a pour but de promouvoir la recherche. Toutefois, elle a aussi pour but de protéger les individus qui se prêtent à la recherche et les membres de la société à laquelle ils appartiennent. D’où la nécessité d’un encadrement, mais surtout d’un engagement moral des équipes de recherche envers les individus et les populations avec lesquels elles travaillent, dans un souci d’équité. Au niveau international, plusieurs pays et organisations internationales, tels le CIOMS, l’Association Médicale Mondiale et l’OMS, ont adopté des normes et des lignes directrices pour encadrer la recherche biomédicale en santé mondiale. Ces dispositions internationales ont une valeur morale reconnue et largement acceptée (41). Ces documents de référence ont une importance indéniable notamment lorsqu’il n’y a pas de comité d’éthique à la recherche établissant les limites de la recherche. Enfin, une réflexion éthique à un niveau international et national reste de mise, dans un cadre d’échanges s’inscrivant dans un mouvement fondamental visant un développement plus égalitaire des savoirs scientifiques dans toutes les sociétés du monde (42). La complexité de la gouvernance des partenariats de recherche, mais aussi des questions éthiques liées à la justice sociale sont des défis majeurs tant dans les pays du Nord que dans ceux du Sud ; la recherche doit correspondre aux besoins socio-sanitaires de la population ou de la communauté dans laquelle elle est menée et requiert des décisions concernant ce qui est nécessaire pour s’y conformer. C’est une des voies pour que la

recherche soit éthique et juste envers les individus et les communautés qu’elle dessert. L’histoire de l’éthique de la recherche a montré que l’autorégulation de la recherche scientifique et en santé ne fonctionne pas. En santé mondiale, les moyens dont elle dispose ne la permettent pas, d’où l’importance d’une réflexion et d’une démarche éthique, ainsi que d’un dialogue entre les chercheurs du Nord et du Sud, et leurs autres partenaires que sont les décideurs, les responsables locaux et les communautés. Un tel dialogue, établi dans un continuum du développement de projets de recherche à leur pérennité, peut grandement contribuer à limiter les problèmes de justice sociale. Conflit d’intérêts Aucun conflit d’intérêt déclaré.

Financement Cette recherche n’a reçu aucun financement particulier des secteurs public, privé, ou non-lucratif.

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Éthique de la recherche en santé mondiale : la relation Nord-Sud, quel partenariat pour quelle justice sociale ?

La recherche en santé mondiale s'inscrit dans une volonté de mobiliser des connaissances au service d'interventions et de politiques publiques pour l'...
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