La dysmorphophobie (trouble dysmorphique physique)* M.-J.

FlLTEAU, M.D. I,

E. POURCHER, M.D. 2, P.

BARUCH, M.D. 3,

R.H.

Cet article retrace les origines historiques et terminologiques de la dysmorphophobie, depuis Herodote jusqu' a nos jours. Il souligne les distinctions apportees par plusieurs auteurs, dont ceux du DSM-III-R, entre le trouble dysmorphique et le trouble delirant type somatique, denomme «psychose hypochondriaque monosymptomatique» en Europe. Les donnees epidemiologiques, les caracteristiques cliniques et l' evolution sont discutees. Les theories explicativ es, ainsi que les aspects neurobiologiques, developement aux et analytiques, sont presentes, L' association entre le trouble dysmorphique et d' autres entites nosologiques est etudiee et les dlfferents traitements discutes. Les auteurs suggerent que le trouble dysmorphique devrait etre place, quelle que soit son intensite, sous la rubrique des troubles obsessionnels plutot que somatoformes ou delirants et traites avec des inhibiteurs de la recapture de la serotonine ou des neuroleptiques reconnus utiles dans la psychose hypochondriaque monosymptomatique, tel le pimozide.

BOUCHARD, M.D. 4 ET P. VINCENT M.D. 5

Le terme «dysmorphie» est d'origine grecque et a ete note pour la premiere fois, selon Philippopoulos (3), dans les histoires d'Herodote, Le mot fait reference au mythe de «la fille la plus laide de Sparte», qui, ayant ete touchee par la main d'une deesse, devint plus tard la plus belle des femmes de la ville dont elle epousa Ie roi, Ariston. «Dysmorphie» signifie, au sens litteral, une laideur reliee au visage (3). Le terme «dysmorphophobie» a ete introduit, selon Connoly (4), en 1886 par Ie psychiatre italien E. Morselli pour designer une «manifestation Ii caractere obsessif de peur d'etre ou de devenir difforme». En 1903, Janet (5) mentionne «l'obsession de la honte du corps» qui peut etre relative au corps tout entier ou se manifester «en une foule de petits delires particuliers», Selon Bishop (6), en 1930, Jahnreiss parle «d'hypochondrie de la beaute», terme repris par Ladee en 1966. En 1950, Zaidens utilise Ie terme «hypochondrie dermatologique» pour decrire un groupe de patients apparentes (6). Le caractere nevrotique ou psychotique du syndrome designe par ces divers termes n 'est pas souvent precise. Le terme «dysmorphophobie» a ete utilise par divers auteurs qui soulignaient I' inadequacite du terme. Tomkiewcz et collegues (2) declarent en 1968 avoir choisi Ie terme pour des raisons de commodite iinguistique, mais soulignent qu'il ne s'agitpas d'une phobie au sens strict du terme, mais plutot d'idees obsedantes, Selon Schachter (2), un sentiment phobique n'est jamais ressenti par les malades, «puisqu'ils n'ont justement pas peur...de devenir disgracieux, ils en ont la conviction ferme», Dietrich (7), en 1962, defendait le terme «phobie» sur la base de la crainte que presentent ces patients de troubler les autres avec leur apparence difforme. Schachter (2), quant Ii lui, applique le terme «complexe de dysmorphie» ou de laideur, le «Hasslichkeit Komplex» des auteurs de langue allemande, aux cas les plus nombreux selon lui, ou la «disgrace corporelle concrete mais majoree, sinon considerablement survalorisee, est vecue cornrne une souffrance morale, une humiliation psychique constante» acceptee avec un sentiment de «fatum» teinte de desespoir, meme si certains vont demander une aide medico-chirurgicale, Par opposition, ce qu 'il nomme les «delires de dysmorphie», sont les cas indiscutablement moins frequents selon lui, ou «la disgrace est, ou bien ...exclusivement percue par le malade ou...erigee en une defiguration monstrueuse pour ne pas dire incompatible avec la dignite humaine.» «Ces derniers patients contestent activement leur pretendue difformite par de multiples appels Ii des medecins ou des chirurgiens qui sont sollicites d'intervenir au de reintervenir afin de corriger cette disgrace qui mine leur vie entiere», Dans cette ligne de

Si Cyrano touche infailliblement la sensibilite de chacun c'estparce que psychiquement ou physiquement, qu'on l'exhibe ou qu'on le dissimule, nous portons tous, avec plus ou moins de panache, ce nez-Ia.

Pierre Barille (1)

L

es sentiments d'insuffisance somatique sont, selon Schachter (2), certainement aussi vieux que I'humanite, L'hornrne n'a pas attendu l'invention du miroir pour savoir ou decouvrir qu'il n'exercait pas sur autrui I'impression qu'il aurait aime susciter. Effectivement, les reflexions ironiques ou blessantes de I'autre suffisent pour que I'on sache Ii quoi s'en tenir.

*Manuscrit recu enjuillet 1990, revise en aoOt 1991. 1Departement de psychiatrie, Hopital de l'Enfant Jesus (Quebec), Quebec. 2Departement de psychiatrie, Hopital Robert Giffard, Centre de recherche Laval-Robert Giffard (Beauport), Quebec. 3Departement de psychiatrie, Hopital de I'Enfant Jesus (Quebec), Quebec. 4Departement de psychiatrie, Hopital Robert Giffard, Centre de recherche Laval-Robert Giffard (Beauport) , Quebec. 5Departement de psychiatrie, Hopital de I'Enfant Jesus (Quebec), Quebec. Adresse pour tires a par!: Departement de psychiatrie, Hopital de l'Enfant Jesus, 1401 18e rue (Quebec) Quebec GU IZ4

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pensee, Korkina (8), en 1959 parle de l'idee imaginaire d'avoir une malformation exterieure et la situe entre l'obsession et Ie delire, En fait, le terme «dysmorphophobie» etait surtout utilise, a1'origine, en Europe de l'Est et en Russie, et on ne Ie retrouve pas dans les DSM-I ou Ie DSM-II, ni dans la CIM-8. On Ie retrouve dans Ie DSM-III (9) dans les troubles somatoformes sous la rubrique de trouble somatoforme atypique, ou on le cite comme exemple. Par ailleurs, toujours dans Ie DSM-III, parmi les «troubles psychotiques non classes ailleurs», on retrouve la «psychose atypique» qu'on decrit comme une psychose comportant «des caracteristiques inhabituelles, par exemple, des idees delirantes mono-symptomatiques de transformation corporelle non associees a un handicap du fonctionnement» (9). DSM-III-R et trouble dysmorphique Le DSM-III-R (10) classifie la dysmorphophobie parmi les troubles somatoformes et le nomme «trouble dysmorphique physique». On explique que, comme ce trouble n'implique pas d'evitement phobique, le terme «dysmorphophobie» a ete utilise dans les cas ou la croyance d'avoir un defaut physique atteignait une intensite delirante. Cependant, il n'est pas clair si les deux troubles peuvent etre distingues par Ie critere d'intensite ou si ce ne sont que deux variantes du meme trouble. Le DSM-III-R (10) les separe et place les patients dont l'idee est d'intensite delirante parmi les troubles delirants type somatique, done parmi les troubles paranoi.'des. Un nouveau survol historique nous ramene en 1838, ou Esquirol (11) inventa Ie terme «monomanie» pour caracteriser des delires sans deficit associe dans Ie raisonnement logique ou Ie comportement. En 1921, Kraeplin (11) introduisit le terme «paraphrenic» pour decrire une affection adebut insidieux et aevolution chronique mais differente de la schizophrenic par l'absence d'hallucinations et par une personnalite conservee, Le DSM-III (9) separait les troubles paranoi.'des aigus (etats paranoi.'des) des troubles chroniques (paranoi.'a). Le DSM-III-R (10) a separe les syndromes delirants de la paranoi.'a qui est retrouvee parmi les «troubles psychotiques non classes ailleurs». II demeure que Ie symptome dominant des troubles delirants est un delire (theme plausible meme s'il est hautement improbable) sans base organique identifiable. Les symptomes d'un trouble affectif majeur sont absents, et les delires n'ont pas la bizarrerie souvent observee dans la schizophrenic. L'affect est approprie au contenu delirant et la personnalite demeure intacte. Selon Nemiah (12), le trouble delirant ne serait pas un stade precoce de la schizophrenic. Dans la litterature europeenne, le trouble delirant type somatique est plutot retrouve sous la rubrique de psychose hypochondriaque monosymptomatique, qui regroupe comme del ires les plus frequents les memes que dans Ie trouble delirant (parasites, odeurs, dysmorphie). Munro et collegues (13) ont etabli en 1982 une liste des caracteristiques de ce type de patients a partir d'un groupe de 50 patients canadiens. Cependant, le pourcentage de patients presentant un delire

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dysmorphique n'etait pas precise, et c'est d'ailleurs cette psychose hypochondriaque qui a ete la moins etudiee des trois selon Bishop (6). Selon Andreasen (14), deux pour cent des patients qui font une demande de chirurgie plastique en souffrirait. Deux histoires de cas Monsieur A est un patient de 21 ans, etudiant et celibataire, qui habite chez ses parents. II est progressivement devenu persuade que son nez etait hideux et que sa vie s'en trouvait ruinee, Cette conviction a debute a l' adolescence; par la suite, il a subi deux operations chirurgicales pour une legere deviation de la cloison nasale. Ces operations, jugees reussies par les deux chirurgiens, n'ont toutefois pas soulage Ie patient. C'est a la suite du refus d'un troisieme chirurgien de l'operer a nouveau que le patient fut adresse dans notre departement pour un probleme d'ideation suicidaire. Les elements depressifs etaient recents et consecutifs au refus du chirurgien. Aucune autre idee delirante et aucune hallucination n'ont ere mises en evidence. La conviction delirante d' etre defigure par un appendice nasal affreux a disparu en quelques semaines sous pimozide (4 mg/jour) et, sans aimer son nez, il a pu critiquer le fait d'y avoir accorde une importance dernesuree, Revu en consultation trois mois apres I' arret du traitement, il vivait une relation amoureuse et se trouvait toujours laid mais s'acceptait mieux sans resurgence de la dysmorphophobie. Monsieur B, un patient de 30 ans, travaillant en readaptation, a ete admis au departement de psychiatrie a la suite d'une tentative de suicide par intoxication medicamenteuse, II avait eu quelques relations amoureuses heterosexuelles jusqu'a l'age de 25 ans et avait ensuite habite quelques mois avec un homme. II etait devenu persuade que sa laideur, et particulierement son profil, offensaient les gens et il avait considere se faire operer Ie nez. II y avait renonce par la suite, en pensant qu'il n'oserait jamais confier a un chirurgien sa douleur et sa honte. II s'etait mis a abuser de l'alcool et evitait de se regarder dans des miroirs. II en cassa merne un, un soir ou il etait ivre et s'est legerement blesse a la main. Traite par fluoxetine (20 mg, suivi d'une dose de 40 mg/jour), les elements depressifs et phobiques se sont estompes, ainsi que la qualite delirante de sa conviction d'avoir un profil repoussant. Ce patient est suivi depuis en psychotherapie, Caracterlstlques associees au trouble dysmorphique physique D'apres le DSM-llI-R (10), le debut de la maladie se situe generalement entre l'adolescence et la trentaine, et les caracteristiques associees au trouble sont les suivantes : visites repetees chez des chirurgiens ou des dermatologues pour correction, un syndrome depressif secondaire, traits obsessifs-compulsifs, l'evitement de certaines situations sociales en raison de l'anxiete provoquee par la tare imaginee. L'evolution est celIe d'un trouble qui devient chronique et persiste pendant plusieurs annees, Le dysfonctionnement

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social ou relie au travail est modere s'il est present. Les complications sont celles de chirurgies repetees et sou vent inutiles. La prevalence n'est pas precisee, mais on souligne que le trouble serait plus frequent qu'on ne Ie croyait autrefois. Les facteurs predisposants sont incertains. Les sites de predilection, selon Ie DSM-III-R, sont d'abord le visage, mais aussi les mains, les pieds, les seins, le dos et autres parties du corps. Hay (15), dans une etude de 17 patients, a retrouve les objets suivants de preoccupation : visage (sept patients); penis (trois patients); bras.jambe (trois patients); seins (deux patients); fesses (un patient); estomac (un patient). Le DSM-III-R retient comme diagnostic differentiel le suivant : l'adolescence normale ou des preoccupations de defauts physiques mineurs, tels I' acne, sont frequentes mais non excessives; la depression majeure; la personnalite evitante et la phobie sociale ou la personne peut exagerer des defauts dans son apparence mais ou le symptome ne represente pas le probleme predominant; le trouble delirant type somatique; I'anorexie nerveuse; et le transsexualisme.

Theoriesexplicatives Theories analytiques Karl Abraham, en 1929, soulignait le fait que le nez est un symbole phallique et il apparait, selon Saul (16), en etre ainsi dans le cas de «I'homme au loup» de Freud. En 1929, Oberndorf, dans son article «la resection sous-muqueuse comme symbole de castration», decrit Ie reniflement comme un equivalent de l'allaitement au sein et une expression de virilite, Fenichel (16), en 1931, mentionne la nature bi-sexuelle du nez.et sa signification feminine anale. II propose que I'acte de se moucher peut etre associe symboliquement a la miction, la defecation ou l'ejaculation, et I'eplstaxis, aux menstruations. Hill et Silver (17) ont note que l' identification' a un parent est souvent une motivation inconsciente pour une chirurgie plastique, et ils presentenr quelques cas d 'homosexualite refoulee chez des jeunes hommes deplacant leur conflit vers le haut, la chirurgie plastique ayant une valeur symbolique de castration. Une bouche jugee trop grande ou trop petite peut aussi symboliser un deplacement vers Ie haut d'un conflit sexuel. Dans les cas ou des sentiments d 'inferiorite sont le resultat de la prohibition par le surmoi de la jouissance narcissique, une chirurgie resultant en un embellissement physique pourrait aggraver Ie conflit au lieu de Ie resoudre. Done, on constate que, du point de vue psychodynamique, certaines persorines investissent une partie de leur corps d'une signification inconsciente intense qu'on peut parfois retracer jusqu'a un stade anterieur du developpement psychosexuel. Les mecanismes de defense les plus souvent utilises, selon Nemiah (12), sont Ie refoulement, la dissociation, la symbolisation et la projection.

Notion d'image corporelle La localisation neuro-physiologique de I'image corporelle a ete trouvee a Vienne en 1924 par Potzl (18), dans le lobe parietal droit. II avait deja note le role important joue par les

composantes thalamiques dans memorisation sensori -motrice,

l'elaboration

et

la

En neurologie, on ne retrouve pas d'equivalent des delires dysmorphiques interessant la ligne mediane, puisque les desordres sont lateralises, Cependant, une lesion intercalleuse et parietale gauche, decrite sous Ie nom de «syndrome interparietal» par Pick et Potzl (18), entraine des troubles du schema corporel comprenant des troubles de la lateralisation, de l'agnosie spatiale, un manque d'appreciation des relations entre les diverses parties du corps ainsi qu'un defaut d'appreciation de leur grosseur. II a ete note par la suite que dans les lesions parietales gauches, un trouble perceptuel peut mener a une elaboration delirante complexe vis-a-vis de la main droite. D'autre part, une epilepsie parietale gauche entrainera un trouble de metamorphopsie dans lequel le malade a l'impression que les objets ou des parties de son corps changent de forme. Une lesion parietale droite, par ailleurs, entrainera une negligence de l'hemisphere gauche, une anosognosie de l'episode ayant entraine le trouble, mais une telle lesion est peu susceptible d'etre confondue avec un trouble dysmorphique tel que decrit plus haut. Chez 1'enfant, l'image corporelle se developpe graduellement et on peut observer la facon dont l'enfant devient familier avec la totalite de sa surface corporelle vers la fin de Ia seconde annee, La sympathie qu'il manifeste tres tot pour son image miroir est peut-etre une des premieres manifestations du narcissisme. Acet egard, Henri Wallon (19) montre en 1931 que des le dixieme mois, l'enfant tend les bras vers son image et la regarde si on 1'appelle par son nom: «11 percoit ce moi exterieur a lui-meme, comme le complement d'une figuration naturelle. Pour unifier son moi dans l'espace, l'enfant doit admettre l'existence d'images qui n'ont que l'apparence de la realite et affirmer la realite d'une existence qui se derobe a la perception». Un enfant afflige d'une malformation cognitive ne se percoit pas comme different des autres avant de jouer avec ses pairs. Selon les plasticiens Knorr et collegues (20), dependarnrnent de l'age ou une chirurgie correctrice est pratiquee, l'enfant ou l'adolescent se percevra normal ou different ~ long terme par rapport aux autres. Par ailleurs, une deformation reelle acquise entraine presque inevitablement une attente magique par rapport a une chirurgie de reconstruction. D'autre part, il n'est pas etonnant que le debut du trouble de dysmorphose ait lieu pendant l'adolescence au moment ou les changements physiques sont souvent asymetriques dans leur apparition. Stone et Church (21) notent que Ie developpement plus rapide des membres et du cou par rapport au tronc peut s'accompagner d'une croissance plus rapide et plus complete d'un hemisphere par rapport a l'autre. Cependant, une etude longitudinale de dix mois effectuee a I'hopital Johns Hopkins a montre que les adolescents integrent mieux que les adultes les modifications physiques et que les reactions post-chirurgicales sont moins intenses chez les premiers (8).

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Troubles dysmorphiques et schlzophrenle

Trouble dysmorphique et troublede personnalite

Fenichel (15) mentionne l'existence de plaintes hypochondriaques chez des schizophrenes et les interprete comme un signe de regression narcissique. Selon Stekel (15), dans une discussion sur l'evolution des obsessions hypochondriaques, plusieurs evoluent vers une schizophrenic apres un certain nombre d'annees, Korkina (8) a decrit 41 cas de patients (huit preoccupes par l'idee d'emettre des gaz et 33 dysmorphophobiques), les dysmorphophobiques ayant constarnment l'idee de la presence chez eux d'un defaut physique. Il ne precise pas I'intensite delirante ou non de la preoccupation, mais a retrouve 35 schizophrenes parmi les 41 cas. En 1964, Andreasen (14) pensait que 1a p1upart des cas de dysmorphophobie etaient des cas moins severes de schizophrenic, et Mayer-Gross (15) se disait persuade que tous les patients ayant des idees de reference corporelle etaient schizophrenes.

Morselli (4), qui a cree Ie terme «dysmorphophobiques», decrivait ces personnes comme sensibles et emotives et les situaient parmi les etats phobiques et obsessionne1s. Janet (5), en 1903, notait Ie caractere obsessionnel de leurs symptomes, Hay (15), en 1970, a etudie 17 cas et a analyse leur personnalite a l'aide de diverses echelles et questionnaires avec un groupe controle. Il a trouve que les patients dysmorphophobiques etaient plus obsessionnels, plus introvertis et intropunitifs, et qu'ils obtenaient des scores plus eleves que les patients controles sur les echelles de nevrose et d'hostilite. Parmi les 17 patients, 11presentaient un trouble severe de la personnalite (parfois non precise mais obsessionnel dans certains cas). Selon Andreasen (14), la personnalite premorbide typique presente un melange de traits obsessionnels et schizoides ou des traits narcissiques chez des patients jeunes et perfectionnistes.

En 1978, Connolly et Gipson (4) ont suivi, pendant une moyenne de 15 ans, 187 patients ayant subi une rhinoplastie. Aucun de ces patients n'avait ete considere comme psychologiquement trouble lorsqu' on les a examine pour la premiere fois, mais il s'agit d'une etude retrospective et la qualite de leur motivation initiale est difficile a evaluer, Cependant, ils retrouvaient, au suivi, 63 % de patients psychiatriques et 30 % de patients severement nevrotiques dont les motifs etaient uniquement esthetiques et concluaient aune evolution defavorable et inquietante pour les chirurgiens plastiques. Par. contre, Hay (15), dans une etude de suivi de 300 rhinoplasties cosmetiques, avaient retrouve un taux de satisfaction de 95 %. Quant au role du degre de defiguration dans la psychopathologie, Hay (15), dans une etude de 45 cas (29 patients referes initialement a des plasticiens et 16 patients referes a un psychiatre), n'a pu verifier son hypothese que les moins defigures demandant asubir une chirurgie sont les plus atteints psychologiquement. Clarkson et Stafford (22), respectivement chirurgien plastique et psychiatre, ont suggere une approche plus liberale, s' ecartant de I' approche conservatrice rigide de non-intervention chirurgicale des patients severernent nevroses et psychotiques. Ils proposent meme la chirurgie pour certains patients psychotiques.

Troubledysmorphique et depression Des preoccupations somatiques ou hypochondriaques surviennent souvent lors d'un episode depressif, mais elles sont habituellement multiples et non dirigees vers une partie du corps en particulier. Si elles atteignent une intensite psychotique, c'est souvent a theme de degradation interne cancereuse ou autre plutot qu'esthetique. De plus, la presence des autres signes subjectifs de fatigue, de dysphorie, d'anhedonie et des signes neuro-vegetatifs apparus avant ou en meme temps que l'ideation dysmorphique, plutot qu' apres comme on Ie voit dans les troubles dysmorphiques, devrait aider a etablir Ie diagnostic de depression.

Trouble dysmorphique et trouble obsesslf-compulsif Insel et Akiskal (23) rappellent qu'en 1847, alors que la dichotomie fondamentale entre la nevrose et la psychose s' effectua, Ie syndrome obsessionnel-compulsifdevint Ie prototype des nevroses et representait une affection sans pathologie organique survenant chez une personne gardant le contact avec la realite et sans dissolution de sa-personnalite. L' obsession, intrusive et reconnue comme insensee par l'individu, se distinguait du delire, ou I'irrationalite n'estpas percue par l'individu et dont la source est percue comme exterieure a sa personne. Cependant, Inse1 et collegues (23) soulignent Ie dilemme diagnostique pose par certains patients affliges d'obsessions et de compulsions severes sans trouble obsessif-compulsif typique. Par exemple, des patients peuvent reconnaitre la nature irrationnelle des obsessions egodystoniques mais s'averent incapables de resister aux compulsions, ou encore, la resistance peut devenir elle-meme envahissante et incapacitante. lIs ont examine 23 cas de trouble obsessif-compulsif et ont note un ecart variable entre la comprehension intellectuelle et emotionnelle et une variabilite dans la resistance aux compulsions. Us en concluent que la comprehension et la resistance sont des variables continues. A I'extremite severe du continuum obsessif-compulsif la comprehension emotlonnelle des rituels est nulle malgre une protestation intellectuelle du contraire. Les psychoses hypochondriaques monosymptomatiques ressemblent plus en cela aux psychoses obsessionnelles par leur peur de contaminer, d'incommoder ou d'appeurer les autres par un aspect degoutant de leur personne. Elles ressemblent aussi aux psychoses obsessionnelles de Weiss (23) par leur evolution par acces, meme si un fond de preoccupation demeure. Weiss decrit ces patients comme fonctionnels mais introvertis durant les periodes symptomatiques et situe cette psychose obsessionnelle entre la nevrose obsessionnelle et la schizophrenic. On retrouve dans la litterature plusieurs cas des patients ayant une idee

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dysmorphique surevaluee qui evoluent vers un delire de dysmorphose avec les annees, avec une conservation variable du reste de leur personnalite, Conduite et traitement La prise de conscience du caractere pathologique de certaines demandes de correction chirurgicale incite de plus en plus les chirurgiens, en particulier les plasticiens, asolliciter un avis psychiatrique avant de pratiquer une intervention pour ne pas risquer d'encourir des risques medico-Iegaux. Les psychiatres appeles adonner cet avis devront se pencher sur les motivations profondes du patient, sous-tendues par la signification symbolique de la tare reelle ou imaginaire, par la qualite et I'importance de I'investissement de cette tare et du sens de la demande d'intervention chirurgicale : modification d'un mal-etre plus generalise qui restera patent apres la chirurgie ou satisfaction d'une pulsion sadique contre Ie moi; pulsion qui sera assouvie par la chirurgie de facon toute temporaire, representent evidemment des contre-indications al'intervention. II faut tenir compte du bouleversement temporaire de I'image de soi a I'adolescence ou d'une image de soi deformee par un episode depressif et ils doivent amener a temporiser, tout en traitant la cause premiere ayant entraine l'apparition d'une dysmorphophobie. Le deplacement vers une partie du corps de pulsions archai'ques ne pourra trouver une resolution par une modification de la region anatomique choisie par le deplacernent, mais pourra etre resolue par une psychotherapie dans certains cas. Les traitements proposes dans la litterature sont peu eta yes et ne regroupent que quelques etudes de cas, proposant une approche comportementale de prevention de reponse (24), une «modification de croyance non confrontante» qui a permis une reduction dans la distorsion de I'image corporelle chez deux patients schizophrenes (25) ou encore un entrainement aux habiletes sociales (26). Toutefois, une therapie d'orientation analytique pourrait etre ajoutee a la gamme de ces traitements psychotherapiques possibles. II faut noter I'utilisation de medicaments psychotropes dont l'efficacite a d'abord ete demontree en 1975 par Riding et Munro (27), qui ont presente quatre cas d 'hypochondrie monosymptomatique traites avec succes avec du pimozide. Ensuite, Hollander et collegues (28) publiaient en 1989 les resultats d 'une etude de cinq patients presentant un trouble de dysmorphose traites avec des antidepresseurs serotoninergiques. Par ailleurs, iI est evidernment des cas de reelles disgraces dont I'investissement peut avoir une intensite pathologique et trouver un soulagement dans la chirurgie, si une peri ode de reflexion avec un soutien psychologique ou une psychotherapie alliee a un traitement pharmacologique n'ont pas permis de modifier Ie sentiment penible du malade d'etre laid ou difforme. Toutefois, avant d'envisager quelque traitement que ce soit, iI est imperieux d'eliminer une organicite sous-jacente de type parietal ou au niveau des ganglions de la base si on songe aux sites pointes du doigt dans certains

delires de modification corporelle et dans certains troubles obsessifs-compulsifs. Enfin, soulignons que seule I'approche multidisciplinaire impliquant medecins, chirurgiens et psychiatres permettra d'offrir achaque patient la prise en charge la plus appropriee, Conclusion Plusieurs aspects du trouble dysmorphique physique, tels les traits de personnalite obsessionnelle, le caractere ego-dystone, que peut prendre une partie du corps percue comme difforme, ainsi que les demandes quasi compulsives de corrections chirurgicales repetees (le caractere compulsif de ces demandes pouvant etre evalue, selon Vincent etal (29) par Ie soulagement temporaire ressenti ou non par les patients lors des chirurgies) rapprochent certains patients de la psychose obsessionnelle de Weiss. L'idee surevaluee d'etre affecte d'un defaut physique peut s'averer obsessionnelle mais non delirante et incite aplacer ce trouble, ainsi que les autres types d'hypochondrie monosymptomatique (d'autant que ces dernieres s'averent plus franchement ritualisees), sous la rubrique des troubles obsessionnels plutot que delirantsparanoi'des. Le traitement efficace a l'aide d'antidepresseurs inhibant la recapture de la serotonine, utilises egalement pour les troubles obsessionnels, va aussi dans ce sens. Sur un plan plus theorique, ceci souleve la possibilite d'une dimension psychobiologique transnosographique commune. References I. Barillet P. Preface de «Cyrano de Bergerac», Paris: Librairie Medicale Francaise Editeur, 1983. 2. Schachter M. Nevroses dysmorphiques (complexes de laideur) et delire ou conviction delirante de dysmorphie. Ann Med Psychol; 1971; 129(5): 723-746. 3. Philippopoulos GS. The analysis of a case of dysmorfophobia (psychopathology and psychodynamics). Can J Psychiatry 1979; 24(5): 397-401. 4. Connolly FH, Gipson M. Dysmorpophobia: long-term study. Br J Psychiatry 1978; 132: 568-570. 5. Janet P. Les obsessions et la psychasthenic. Paris: Alcan, 1903: 33-50. 6. Bishop ER JR. Monosymptomatic hypochondriasis. Psychosomatics 1980; 21(9). 7. Dietrich H. Door Dismorphophobie. Arch Psychiatr Zeit Neurol 1962; 203: 511-518. 8. Korkina MB. The clinical significance of the syndrome of dysmorphophobia. Zh Nevropatol Psykhiatr 1959: 59; 9941000. 9. Diagnostic and statistical manual of mental disorders, third edition. Washington DC: American Psychiatric Press, Inc., 1980. 10. Diagnostic and statistical manual of mental disorders, third edition, revised. Washington DC: American Psychiatric Press, Inc., 1987. II. Ey H, et al. Les psychoses delirante chroniques» dans manuel de psychiatrie, quatrieme edition. Masson, 1974. 12. Nemiah Cl, Somatoform disorders. In: Kaplan HI, Freedman AM, Sadock BJ, eds. Comprehensive textbook of psychiatry illness. Baltimore MD: Williams & Williams, 1980: 3.

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LA DYSMORPHOPHOBIE

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Summary This article reviews the historical and terminological origins ofdysmorphophobiafrom Herodotus to today. It explains the differences pointed out by many authors, including the DSM-III-R, between body dismorphic disorder and delusional disorder somatic type, which are refered to as monosymptomatic hypochondriacal psychoses in Europe. Epidemiological data, clinical characteristics and outcome are discussed. Explicative theories and neurobiological, developmental and analytical aspects of body image are presented. The association between body dismorphic disorder and other disorders is analyzed, and treatment possibilities are discussed. The authors suggest that body dismorphic disorder be classified with obsessive compulsive disorder, whatever the intensity of symptomatology, rather than with somatoform or delusional disorder, and treated with serotonin uptake inhibitors or neureptics that have been proven to be effective for the treatment ofthis disorder, such as pimozide.

[Dysmorphophobia (body dysmorphic disorder)].

This article reviews the historical and terminological origins of dysmorphophobia from Herodotus to today. It explains the differences pointed out by ...
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