PHARMACOLOGIE

Thérapie 2014 Janvier-Février; 69 (1): 25–30 DOI: 10.2515/therapie/2014010

FONDAMENTALE

© 2014 Société Française de Pharmacologie et de Thérapeutique

Toxicologie de la reproduction : intérêt et interprétation Jeanne Stadler EURL Jeanne Stadler, Tours, France Texte reçu le 12 septembre 2013 ; accepté le 17 septembre 2013

Mots clés : médicament ; grossesse ; fertilité ; développement embryonnaire et fœtal ; règlementation

Résumé – Les études de toxicologie de la reproduction sont partie intégrante du dossier non clinique fourni par les laboratoires lors d’une demande d’autorisation de mise sur le marché d’un médicament. Elles sont conduites selon des protocoles réglementés et approuvés au niveau international. Ces études sont réalisées de telle sorte qu’elles permettent d’évaluer le risque encouru tout au long d’un cycle de reproduction. Elles vont ainsi étudier l’impact du produit sur les fonctions de reproduction mâle et femelle, la gestation et le développement embryonnaire et fœtal, la mise bas et le développement postnatal des jeunes. L’interprétation des résultats et le calcul des marges de sécurité permettra une évaluation du risque raisonnée et la réalisation de recommandations tant dans le résumé des caractéristiques du produit (RCP) qu’auprès des prescripteurs.

Keywords: drugs; pregnancy; fertility; embryofetal development; regulatory guidance; off-label prescribing

Abstract – Developmental and Reproductive Toxicology: Interest and Interpretation. Developmental and reproduction toxicology studies (DART) are an essential part of the non-clinical dossier for a regulatory submission. They are performed according to internationally recognized and regulatory protocols. They allow a reasonable risk evaluation when a drug is given at any stage of the reproduction cycle. They study impact of the test compound on reproductive functions of both sexes, on pregnancy and embryo/fetal development, parturition and postnatal development of the progeny. The data interpretation and the establishment of safety margins lead to the edition of specific recommendations in the summary of product characteristics (SPC) and directly to the prescribers.

Abréviations : voir en fin d’article.

1. Introduction Les études de toxicologie de la reproduction et du développement sont une part essentielle du dossier non clinique soutenant l’évaluation d’un médicament et sa demande d’autorisation de mise sur le marché. Ces études vont évaluer les effets du produit testé sur la fonction de reproduction de la conception à l‘âge adulte. Le cycle de reproduction, ainsi évalué, commence lorsqu’un être adulte (diploïde) produit des gamètes haploïdes pendant la gamétogenèse. Ces gamètes mâles et femelles fusionnent à l’accouplement pour donner une cellule diploïde qui, chez les mammifères, va progressivement se développer en un individu au travers des phases d’embryogenèse et de foetogenèse pendant la gestation et jusqu’à la naissance. Le nouveau-né va ensuite continuer son développement jusqu’à l’âge adulte et en passant par des étapes critiques, telles que

le sevrage ou la puberté ; à un moment quelconque de ce cycle, un individu peut être exposé pour une période plus ou moins longue aux effets bénéfiques, mais aussi parfois délétères, d’un médicament. La recherche de ces effets potentiellement toxiques sur le développement et la reproduction est donc essentielle pour établir une évaluation raisonnée du risque des médicaments sur la fertilité masculine et féminine, la grossesse, l’allaitement et le développement de la descendance.

2. Évaluation de la toxicité sur les fonctions de reproduction Les effets néfastes des substances chimiques et médicamenteuses sur les fonctions de reproduction, telles que décrites par le

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législateur à ce jour[1] comprennent les altérations des fonctions endocrines, les effets sur la spermatogenèse et/ou l’ovogenèse, les processus de fécondation et d’implantation, et le développement précoce du conceptus. Depuis les années 1990, l’accent est mis sur la recherche des effets potentiels de perturbation endocrinienne, en particulier pour les substances chimiques. La première définition du terme « perturbateur endocrinien » a été établie en 1993 par Colborn, von Saal et Soto[2] qui le décrivent comme un effet perturbateur du développement des fonctions endocrines pendant le développement dont les conséquences sont permanentes pendant toute la vie de l’individu impacté. L’hypothèse de la perturbation endocrinienne est fondée sur la théorie d’une exposition à doses faibles résultant en des interactions avec les récepteurs hormonaux et provoquant des dysfonctionnements des fonctions de la reproduction, des altérations du développement normal et/ou de tout autre effet hormonodépendant. Sachant que les hormones endogènes sont présentes dans l’organisme à des concentrations faibles, une exposition à des doses faibles, voire très faibles, à des substances exogènes montrant des propriétés hormonales peut altérer le fonctionnement normal du système endocrinien. Ceci implique que des effets néfastes peuvent alors apparaître à des niveaux de doses (d’exposition systémique) bien plus faibles que les effets toxiques habituellement rencontrés et impliquant d’autres types de mécanismes. Ces effets sont dépendants de la voie d’administration utilisée et de l’âge de l’individu exposé. Par exemple, au cours du développement pré- et postnatal, ces effets perturbateurs peuvent résulter en des altérations irréversibles et qui n’apparaissent pas chez un individu adulte pour un même niveau et une même durée d’exposition. En matière de toxicologie de la reproduction, l’exemple le plus connu de perturbateur endocrinien est le diethylstilbestrol (DES), un estrogène synthétique qui fut prescrit à environ cinq millions de femmes afin d’enrayer le risque d’avortement et de favoriser la croissance fœtale. Le DES a été retiré du marché dans les années 1970 et est reconnu comme agent tératogène induisant des adénocarcinomes du vagin et du col, de l’infertilité, des désordres autoimmuns, la féminisation du fœtus mâle, et des hypospades.[3-6] Les recommandations internationales en matière d’évaluation des effets toxiques sur la reproduction et le développement sont regroupées dans deux textes majeurs issus de la réflexion tripartite conduite au niveau de la conférence internationale d’harmonisation (ICH). Ils sont le fruit, tout comme un ensemble de textes réglementaires régissant l’ensemble de l’évaluation et de la soumission des dossiers relatifs aux médicaments, d’accords entre la Communauté européenne, les USA et le Japon. Ils étaient indispensables afin d’assurer une cohérence internationale des évaluations, des autorisations de mise sur le marché et des recommandations aux prescripteurs et aux patients (résumé des caractéristiques du produit [RCP] et notices). Le premier de ces textes concernant les études non cliniques relatives à l’évaluation de la toxicité sur la reproduction et le développement (ICH S5A, detection of toxicity to reproduction for medicinal products) a vu le jour en 1993 et a été révisé une première fois en 1995 (ICH S5B, detection of toxicity to reproduction for medi-

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cinal products and toxicity to male fertility) puis en 2000 (ICH S5 R2).[7] Le second texte dont la première mouture a été publiée en 1996, décrit précisément les études qui doivent être réalisées pour soutenir chaque phase d’essai clinique et la soumission finale du dossier d’autorisation de mise sur le marché, ainsi que les conditions particulières s’appliquant à certains produits, indications ou populations. Le phasage des études de toxicité sur la reproduction et le développement y est décrit en détail afin d’assurer une prise de risque minimale lors de l’inclusion de femmes en âge de procréer, de femmes enceintes ou d’enfants dans les essais cliniques (ICH M3 R2, guidance on non clinical studies for the conduct of human clinical trials and marketing authorization).[8] Pour l’Europe (European medicines agency [EMA]) à ces deux textes, il faut en ajouter un troisième édité en 2005 et décrivant comment l’évaluation du risque, la rédaction du RCP, l’information et les recommandations aux praticiens doivent être conduites et rédigées (EMEA/CHMP/203927/2005, guidance on risk assessment of medicinal products on human reproduction and lactation: from data to labelling).[9] Les autres partenaires de l’ICH ont également des réglementations voisines s’appliquant à leurs pays. Les États-Unis ont, par exemple, publié sous forme de recommandation fédérale un guide d’évaluation du risque en matière de toxicologie de la reproduction et destiné aux évaluateurs de la Food and drug administration (FDA).[10] L’ICH S5 R2 divise le cycle de reproduction en six phases qui doivent toutes être évaluées afin de déterminer le risque sur la reproduction et le développement : A : d’avant l’accouplement à la conception (fonctions de reproduction mâle et femelle, développement et maturation des gamètes, comportement d’accouplement, fertilisation) ; B : de la conception à l’implantation (fonctions de reproduction femelle, développement embryonnaire pré-implantation, implantation de l’œuf) ; C : de l’implantation à la fermeture du palais dur (fonctions de reproduction femelle, développement embryonnaire, formation des organes majeurs pendant l’organogenèse) ; D : de la fermeture du palais dur à la fin de la gestation (fonctions de reproduction femelle, foetogenèse, développement des organes et croissance) ; E : de la naissance au sevrage (fonctions de reproduction femelle, adaptation du nouveau-né au milieu extérieur, développement postnatal et croissance) ; F : du sevrage à la maturité sexuelle (développement et croissance après sevrage, adaptation à la vie indépendante, atteinte de la puberté et de la maturité sexuelle). Le législateur propose de couvrir ces six phases en trois études, proches de celles antérieurement appelées « segment 1 » (étude de fertilité), « segment 2 » (étude de tératogenèse) et « segment 3 » (étude péri- et postnatale). Il est également possible de tester les effets d’un médicament en une seule ou deux études combinées. Une certaine souplesse est accordée à l’expérimentateur, la seule condition étant d’évaluer toutes les phases du cycle de reproduction.

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Toxicologie de la reproduction

L’évaluation des effets toxiques potentiels sur les fonctions de reproduction est le plus souvent effectuée selon le protocole proposé par ICH. Les adultes (F0) sont traités au moins deux semaines avant accouplement, le cycle œstral des femelles suivi pendant cette phase et/ou pendant les deux à trois semaines d’accouplement qui suivent. Le traitement est poursuivi pour les femelles jusqu’au jour de l’implantation. Les femelles subissent une hystérectomie à mi- gestation avec examen du contenu utérin (implantations, embryons vivants et morts). Les paramètres de reproduction sont mesurés/calculés (taux de copulation, taux d’implantation, embryoléthalité). De même, les mâles traités seront euthanasiés après que l’on ait vérifié leur fertilité au travers des résultats des hystérectomies des femelles de la F0. Un spermogramme est effectué sur tous les mâles afin d’apporter un maximum d’information sur la qualité du sperme et de corréler ces résultats à ceux relevés chez les femelles. Ces études sont conduites dans une seule espèce, le plus souvent le rat, et les volets fertilité mâle et fertilité femelle peuvent faire l’objet d’une étude unique ou de deux études distinctes.

3. Évaluation des effets toxiques pendant la gestation Les manifestations de la toxicité prénatale sont généralement connues comme relevant de la tératogenèse (du grec teras, monstre). Un tératogène est une substance qui induit des anomalies du nouveau-né et ce sous quatre formes : des anomalies structurales (malformations), des retards de croissance, des anomalies fonctionnelles, ou la mort de l’embryon ou du fœtus. On peut ajouter une cinquième catégorie, la cancérogenèse transplacentaire pour laquelle l’exposition de la mère à un xénobiotique va induire l’apparition d’un cancer chez sa descendance après la naissance. C’est une manifestation de ce que l’on appelle la « tératogenèse retardée » ou la « tératogenèse transgénérationnelle ». Dès 1959, JG Wilson établit les principes fondateurs de la tératologie moderne et avec J Warkany en éditait le guide correspondant en 1965.[11] C’est sur la base de ces principes qu’ont été élaborés les protocoles d’études des effets néfastes des médicaments pendant la gestation, y compris les plus récents issus de l’ICH, ainsi que tout le processus d’interprétation des résultats et d’évaluation du risque tératogène… Ces principes fondateurs sont les suivants : – la susceptibilité/sensibilité à un agent tératogène dépend du génotype du conceptus et des interactions avec son environnement ; – la sensibilité à un agent tératogène dépend du moment de la gestation où a lieu l’exposition à l’agent en cause ; – les agents tératogènes agissent selon différents (et multiples) mécanismes sur les cellules et les tissus en développement pour initier une embryogenèse anormale ; – les manifestations d’un développement anormal sont la mort, les malformations, les retards de croissance et les trouble (anomalies) fonctionnels ;

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– la nature des effets délétères observés dépend de la nature de l’agent en cause (structure et propriétés chimiques par exemple) ; – les manifestations d’un effet néfaste sont fonction de la dose (exposition) et lui sont proportionnelles. Les études non cliniques destinées à l’évaluation de la toxicité d’une substance pendant la gestation sont effectuées sur deux espèces, un rongeur, le plus souvent le rat, et un non rongeur, le plus souvent le lapin. Tester les effets sur deux espèces s’avère être actuellement encore la meilleure approche pour prendre en compte les différences métaboliques inter-espèces et donc de permettre une meilleure évaluation du risque pour la femme enceinte et son enfant à naître. Les femelles accouplées sont traitées pendant la période la plus sensible aux effets tératogènes pendant la gestation, l’organogenèse. Elles subissent une hystérectomie en fin de gestation avec observation et description du contenu utérin (implantations, résorptions, fœtus vivants et morts), prélèvement, sexage et pesée de chacun des fœtus vivant avec repérage de leur position dans l’utérus. Ces fœtus sont ensuite examinés pour la présence d’anomalies externes, viscérales (dissection fine) et squelettiques (coloration). Ces anomalies sont décrites en accord avec la nomenclature reconnue au plan international mais l’appréciation de leur degré de sévérité est laissée à l’expérimentateur.[12,13] En effet aucun consensus international n’a pu actuellement être défini sur les anomalies relevant de la malformation et celles relevant de la variation. On s’entend néanmoins sur une définition générale de ces deux termes. Une malformation est une anomalie rare, irréversible, létale ou altérant lourdement la qualité de vie et ce, pour l’espèce considérée. À l’inverse, une variation est assez répandue dans la population, peut être réversible et n’est pas fortement invalidante, toujours pour l’espèce considérée. Dans ces définitions l’anomalie peut être structurale, fonctionnelle et/ou comportementale.

4. Évaluation des effets toxiques pendant la gestation, l’allaitement et leurs conséquences sur le développement post-natal Si les études précédentes, dites de tératogenèse, permettent de cerner les effets potentiels d’un futur médicament pendant la période critique de l’organogenèse, il est tout aussi important de cerner les effets potentiellement toxiques pendant la foetogenèse, à la parturition et pendant l’allaitement. Pour ce faire, le législateur suggère de réaliser une étude sur rongeurs, le plus souvent le rat, pendant laquelle les femelles accouplées seront traitées du premier jour d’organogenèse jusqu’au sevrage de leur portée. L’autre intérêt de cette étude est de permettre de discerner également si un effet néfaste survenu pendant l’organogenèse peut avoir des conséquences immédiates ou différées tant sur la suite de la gestation, que la parturition ou le développement postnatal du jeune, et ce jusqu’à sa maturité sexuelle.

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Comme dans les études précédentes le suivi clinique des femelles pendant l’étude permet de voir les effets sur le poids, la consommation et tout autre paramètre que l’on jugera pertinent en fonction de la substance testée. La mise-bas est suivie avec attention (début du travail, expulsion du premier et du dernier petit) ainsi que la mise en place de la lactation (au jour 4 après la naissance chez le rat) et son déroulement (suivi pondéral et survie des petits, observation des comportements maternels et de la portée, anomalies). Les jeunes sont également soumis à des séries de tests réflexes et comportementaux tout au long de la période de lactation, au sevrage et dans les semaines qui suivent. La maturité sexuelle (puberté) est atteinte lorsque l’on observe l’ouverture vaginale chez les jeunes femelles et le décollement du prépuce chez les jeunes mâles. Ces jeunes sont ensuite accouplés à l’âge adulte pour produire une seconde génération afin de s’assurer de leur fertilité. Nous venons de voir que trois types d’études pouvaient suffire à cerner les effets potentiellement toxiques d’un futur médicament sur le développement prénatal, postnatal et la fertilité. Il faut noter néanmoins, que le législateur a laissé la possibilité à l’expérimentateur de réduire ou d’accroitre ce nombre en fonction de la connaissance des effets pharmacologiques primaires et secondaires de la molécule testée. La connaissance de l’exposition réelle des animaux adultes traités, des jeunes et de la teneur dans le lait est indispensable pour assurer une bonne interprétation des résultats. Pour ce faire, les taux sanguins chez les adultes, les taux sanguins ou tissulaires chez les fœtus ou les jeunes et la mesure des concentrations dans le lait sont soit requis soit fortement suggérés par la réglementation.

5. Interprétation des résultats et extrapolation à l’homme Nous nous attacherons ici à voir comment aborder et résoudre les difficultés d’interprétation de ces études afin de permettre la meilleure extrapolation possible des résultats à l’espèce humaine et à apporter toute la sécurité nécessaire à la prescription et à l’utilisation du futur médicament. Quatre difficultés majeures se posent à l’expérimentateur et à l’évaluateur dans l’analyse de ces études : l’influence de la toxicité maternelle sur la descendance, l’incohérence de résultats entre les études, la difficulté à discerner malformation et variation et, enfin, la faible incidence des effets toxiques observés. Il est clair qu’une altération du statut sanitaire d’une femelle rat (perte de poids, hypophagie, modifications comportementale) va probablement modifier son cycle œstral et sa libido et risque de conduire à une baisse de fertilité (refus du mâle, augmentation des pertes pré- ou postimplantation). De même, de tels effets peuvent influer sur la mise en place de la lactation ou son maintien, voire également sur la mise-bas, et donc sur le développement des jeunes et leur survie. Il serait imprudent de tirer des conclusions aussi rapides concernant l’impact de la toxicité maternelle dans les études de

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tératogenèse. Il est vrai qu’une altération de l’état sanitaire des femelles aura un impact sur, par exemple, la survie des fœtus ou leur poids, voire leur degré d’ossification ou l’état de développement de certains organes. On peut trouver ainsi aux doses materno-toxiques des aspects de « dilatation des bassinets rénaux » chez le fœtus de rat qui ne sont en fait que des retards de croissance. Retards qui s’avèreront compensés après la naissance et, en général, sans conséquence sur le développement ultérieur du jeune. À l’inverse, la toxicité maternelle d’une substance produisant à la fois des retards de développement fœtaux (poids et taille) accompagnés d’une augmentation du taux de côtes de taille réduite ne peut être rendue seule responsable des effets observés. En effet, des « côtes courtes » dont on peut montrer que la structure est altérée (ébauche cartilagineuse anormalement réduite) sont bel et bien une anomalie du développement, une altération de l’organogenèse squelettique et non un simple retard de développement. De même une hydronéphrose confirmée ne peut être attribuée à la toxicité maternelle au contraire d’une dilatation des bassinets rénaux comme on l’a vu plus haut. Autre difficulté rencontrée : que faire lorsque les résultats de plusieurs études sur la même substance semblent incohérents ? Il faut alors soigneusement vérifier la robustesse des études. A-t-on correctement choisi les gammes de doses et tenu compte des différences métaboliques inter espèces (absorption, distribution, élimination) ? N’a-t-on pas tiré des conclusions trop hâtives sur une première étude réalisée avec un nombre insuffisant d’animaux ? A-t-on choisi la ou les bonnes espèces en fonction de leur sensibilité ou de leur intolérance à ce type de molécule ? A-t-on tenu compte des différences possibles de sensibilité entre les souches et/ou les élevages d’une même espèce dans les études présentant des incohérences ? Dans le cas des études de tératogenèse, se pose bien souvent la question de la classification des anomalies rencontrées. Sont-ce des malformations ou des variations ? Comme on l’a vu plus haut, si la définition des deux termes est à peu près évidente pour tous, il n’existe pas de classification internationale actuellement des anomalies rencontrées dans les différentes espèces animales utilisées pour ces études.[13] Néanmoins, durant un séminaire international relatif à cette terminologie,[14] des recommandations consensuelles ont été établies pour guider l’expérimentateur. Les définitions des termes malformation et variation vues précédemment ne parviennent pas toujours à s’appliquer à une anomalie considérée comme faisant partie de la « zone grise ». Dans ce cas, la sévérité de l’anomalie observée va aider à sa classification, tout comme la fréquence de son apparition en tant qu’anomalie spontanée pour l’espèce considérée et répertoriée dans les données historiques de la souche. On considèrera que des données historiques sur 3 à 5 ans sont un bon support à l’interprétation pour une espèce, une souche, une provenance et un laboratoire considérés. Enfin, et ce n’est pas le moindre des critères de jugement, l’observation d’une anomalie irréversible structurale ou fonctionnelle est un signe d’alerte pour l’espèce humaine quand bien même cette anomalie n’aurait pas de conséquence sérieuse sur la santé ou la survie de l’espèce dans laquelle elle est survenue.

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Toxicologie de la reproduction

La dernière des difficultés d’interprétation rencontrée concerne l’incidence faible d’effets/d’anomalies dans une même étude. S’il est vrai, à une dose donnée, qu’un fœtus malformé dans trois portées différentes n’a pas le même poids que trois fœtus malformés dans une même portée, et que dans ce cas il est assez facile d’attribuer ou non l’effet au produit testé, qu’en est-il lorsque l’on a quelques malformations d’origine embryologique plus ou moins commune et dispersées dans les différents groupes sans relation dose-effet apparente ? Et lorsque l’on a quelques rares malformations d’origine embryologique similaire mais dans les deux espèces testées, mais ici encore, sans relation dose (exposition)/effet évidente ? Tout comme déjà mentionné plus haut, l’expérimentateur utilisera les données historiques concernant ces anomalies. Il évaluera en premier lieu la variation (génétique) de la souche et de l’espèce utilisée dans son laboratoire sur les trois ou cinq dernières années. En effet, l’introduction chez l’éleveur de nouveaux reproducteurs peut amener à des modifications non négligeables de la fréquence d’apparition des variations et malformations spontanées. Il peut même survenir parfois, suite à ces introductions ou même à des changements d’environnement, la formation de « clusters » de malformations pendant un laps de temps assez bref. En d’autres termes, une bouffée d’un certain type de malformation(s) pendant quelques mois ou quelques années. Cette analyse des données historiques internes au laboratoire d’étude sera étendue à celle des données historiques de l’éleveur, des autres laboratoires et éleveurs utilisant et produisant cette souche et, si nécessaire (malformation très rare) à l’ensemble de l’espèce/des espèces considérées. L’expérimentateur, tout comme ultérieurement l’évaluateur, utiliseront ensuite une méthode d’analyse intégrée des résultats afin de tirer des conclusions et des recommandations pertinentes. Lorsque les conclusions sont tirées pour chaque étude réalisée, il reste à les intégrer à l’ensemble de l’expertise scientifique du dossier de soumission et à effectuer une évaluation de risque conduisant à la rédaction d’un RCP et à l’établissement de recommandations pour le prescripteur. Chacune des études que nous venons de voir a amené à des conclusions sur les effets potentiels de la substance testée sur les différentes phases de la reproduction, mais ceci séparément les unes des autres. C’est insuffisant pour une évaluation du risque robuste. On devra effectuer une analyse intégrée des résultats de l’ensemble des études de toxicologie animale, et pas seulement de celles de toxicologie de la reproduction et du développement. L’analyse intégrée se fonde sur la détermination de la qualité des études réalisées, le choix des espèces, les niveaux d’exposition (et non les doses administrées), la comparaison de ces niveaux d’exposition entre les espèces utilisées, les protocoles d’études et la robustesse des tests utilisés. Les résultats de ces différentes études seront analysés paramètre par paramètre puis en les combinant. Les données animales seront comparées aux données humaines existantes pour le produit évalué (données des essais cliniques dans les deux sexes) ou provenant des produits de la même classe thérapeutique/chimique (niveaux d’exposition, seuil de toxicité, probabilité

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d’utilisation chez la femme enceinte ou allaitante). On définira ensuite un rapport bénéfice/risque et un niveau d’incertitude ou d’inquiétude, en utilisant le plus souvent pour les médicaments l’approche dite des seuils no observed adverse effect level (NOAEL) ou de lower observed adverse effect level (LOAEL). On pourra ensuite et enfin rédiger un RCP cohérent et pertinent. Cependant cette analyse et cette évaluation sont souvent rendues difficiles en raison des critères et des paramètres étudiés, la puissance des études étant variable. Il existe des études pour lesquelles il n’est pas possible d’établir de courbe dose-réponse. Quand un effet toxique, une malformation apparaît, c’est à une fréquence/incidence faible comme vu plus haut et il n’est pas toujours possible de déterminer de seuil de sensibilité aux effets. Les effets aux doses les plus faibles peuvent ne pas être retenus en raison de leur absence de signification statistique alors qu’ils ont une signification biologique. Afin d’éviter ces écueils, la FDA en 2011[10] et l’EMA en 2005[9] ont publié des modèles de référence. Les deux modèles d’évaluation sont fondés sur l’utilisation successive d’arbres décisionnels conduisant de manière logique à une décision sur le niveau de risque et les contre-indications, restrictions et précautions à prendre qui seront mentionnées dans la notice et le RCP. Ces méthodes comprennent trois étapes essentielles. Premièrement, toutes les études nécessaires sont-elles présentes dans le dossier et pertinentes ? Montrent-elles au moins un signe d’alerte ? Deuxièmement, s’il n’y a pas de signal d’alerte, les modèles animaux et les doses ont-ils été correctement choisis ? Et existe-t-il des signaux d’alerte pour la même classe thérapeutique ? Troisièmement, s’il existe un signal d’alerte, passer au crible les études en fonction de la puissance du signal d’alerte, de la pharmacodynamie du produit, du métabolisme comparé homme/animal, du profil toxicocinétique dans l’ensemble des études du dossier soumis, et des alertes potentielles de la même classe thérapeutique.

6. Conclusion Comme pour tout effet potentiellement toxique, les effets d’une substance sur les fonctions de reproduction et le développement sont indispensables pour développer un médicament. Ceci est essentiel non seulement pour la mise en place des essais cliniques dans les deux sexes que pour la mise sur le marché ultérieure. Ces études doivent être réalisées selon des protocoles conformes aux réglementations internationales en vigueur et également en tenant compte des spécificités des molécules testées, des pathologies à traiter, et de l’âge des futurs patients. Ces études doivent également s’intégrer parfaitement au plan de développement clinique pour assurer la meilleure protection possible des patients recrutés. Enfin, l’interprétation des résultats de ces études de toxicologie de la reproduction et du développement et l’évaluation du risque se font progressivement en intégrant peu à peu tous les éléments devenant disponibles au cours du développement de la molécule tant dans l’ensemble des études animales réalisées que des études cliniques.

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Il faut également avoir à l’esprit que cete réglementation est évolutive et que les textes et exigences sont perfectibles. Les avancées scientifiques et technologiques, ainsi que les exigences éthiques, amènent peu à peu les instances internationales à s’interroger sur la nécesité de limiter les études précliniques à ces études in vivo. Des études alternatives soit in vitro (différentiation des cellules souches de rongeurs), soit ex vivo (cultures d’embryons de mammifères), soit encore utilisant des modèles animaux non mammifères (zebra fish) sont maintenant techniquement validées et pourraient permettre dans un assez proche avenir de compléter ou même remplacer une partie des études classiques. De même, les études de type in silico (relations structure - activité/structure - toxicité) et les études génomiques apporteront certainement dans l’avenir leur contribution à une bien meilleure évaluation du risque. Cette approche systématique et évolutive effectuée en collaboration entre les autorités et les scientifiques est indispensable pour assurer les conditions d’un usage sécurisé des nouveaux médicaments chez la femme en âge de procréer, la femme enceinte, les enfants de la naissance à l’adolescence et l’homme et la femme adulte de manière plus générale. Conflits d’intérêts. Aucun. Abréviations. DES : diéthylsilbestrol ; EMA : European medicines agency ; FDA : Food and drug administration ; ICH : conférence internationale d’harmonisation ; LOAEL : lower observed adverse effect level ; NOAEL : no observed adverse effect level ; RCP : résumé des caractéristiques du produit.

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Developmental and reproduction toxicology studies (DART) are an essential part of the non-clinical dossier for a regulatory submission. They are perfo...
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