Synthèse Geriatr Psychol Neuropsychiatr Vieil 2014 ; 12 (3) : 289-97

Dépression du sujet âgé : prodrome ou facteur de risque de démence ? Revue critique de la littérature

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Depression in the elderly: prodroma or risk factor for dementia? A critical review of the literature Nadine Bazin Lavinia Bratu Service hospitalo-universitaire de psychiatrie, Centre hospitalier de Versailles, France

´ a` part : Tires N. Bazin

Résumé. L’existence d’un lien fort entre dépression et démence est maintenant bien étayée par la littérature. En revanche, la nature de ce lien est encore beaucoup discutée : simple comorbidité ? Dépression reconnue comme prodrome de la démence ? Épisodes dépressifs répétés reconnus comme facteurs de risque d’évolution démentielle ? Malgré les difficultés méthodologiques rencontrées, il existe actuellement dans la littérature des arguments solides pour étayer ces différentes hypothèses. Ainsi, il semble établi que la dépression peut être un mode d’entrée dans la démence (même si la question autour du délai à retenir entre l’épisode dépressif et le diagnostic de démence pour pouvoir parler de prodrome reste posée car très variable en fonction des auteurs), que les sujets les plus à risque sont les sujets de haut niveau d’étude, présentant une dépression sévère avec un syndrome dysexécutif et peu accessible aux traitements antidépresseurs, et que l’évolution se fait le plus souvent vers une démence de type Alzheimer. Par ailleurs, il est aussi très probable que l’existence d’épisodes dépressifs dans la vie adulte favorise le risque de survenue ultérieure de démence, même si les arguments en faveur de cette hypothèse sont dans la littérature encore fragiles. Les questions sur l’influence d’autres facteurs comme le stress sur l’impact de l’intensité de la dépression et/ou sur le rôle des traitements psychotropes par exemple, commencent juste à apparaître dans la littérature. Toutes ces questions sont très importantes pour les cliniciens confrontés dans leur quotidien à ces situations, et qui cherchent à développer des stratégies préventives auprès de ces populations de patients particulièrement vulnérables. Mots clés : dépression, démence, prodromes, facteurs de risque, maladie d’Alzheimer

doi:10.1684/pnv.2014.0490

Abstract. A strong link between depression and dementia is now well documented in the literature. However, the nature of this relationship is much discussed. Are depression and dementia linked by comorbidity due to the frequency of both disorders in the aged? Can depression be a prodrome of dementia? Are recurrent depressive episodes a risk factor for dementia? Despite many methodological difficulties, strong arguments are developed in the litterature to support these various assumptions. It seems well established that depression can be the first symptoms of dementia, but the time between a depressive episode and the occurrence of dementia is very variable depending of authors. The highest risks to develop dementia after a depressive episode are high cultural level, depression severity, major dysexecutive syndrome and poor efficacy of antidepressant drugs. Most often, dementia following a depressive episode is dementia of the Alzheimer type. In addition, depressive episodes in adulthood seem to increase the risk of dementia occurence, but this hypothesis remains questionable. The influence of other risk factors, such as stress, depression severity and/or treatment with psychotropic drugs is just beginning to be reported in the literature. These topics are of concern for the clinician practice to develop preventive strategies in this population particularly vulnerable. Key words: dementia, depression, prodroma, risk factors, Alzheimer’s disease

Pour citer cet article : Bazin N, Bratu L. Dépression du sujet âgé : prodrome ou facteur de risque de démence ? Revue critique de la littérature. Geriatr Psychol Neuropsychiatr Vieil 2014; 12(3) :289-97 doi:10.1684/pnv.2014.0490

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N. Bazin, L. Bratu

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existence d’un lien entre dépression et démence est étayée par la littérature de fac¸on assez consensuelle depuis plus d’une dizaine d’années. En 2001, une méta-analyse montrait que 13 études sur les 14 sélectionnées rapportaient des résultats significatifs concernant cette association : une « histoire de dépression » double presque le risque de survenue d’une démence dans les 7 études cas/contrôles (risque relatif (RR) = 2,01 ; 95 % intervalle de confiance (IC) 1,16-3,50) et dans les 6 études de suivi de cohortes (RR = 1,87 ; 95% IC 1,09-3,20) [1]. En 2006, une nouvelle méta-analyse est proposée [2]. Elle porte sur un total de 102 172 personnes, à travers 20 études issues de 8 pays différents, qui interrogent le lien entre risque de démence et “une histoire de dépression”. Ce travail retrouve des risques similaires : odd ratio (OR) = 2,03 ; 95% IC 1,73-2,38 pour les études cas/contrôles et OR = 1,9 ; 95% IC 1,55-2,33 pour les études de suivi de cohorte. Très récemment, une troisième méta-analyse plus complète que les précédentes, confirme ces résultats : sur les 51 études retenues, les 3 ⁄4 montrent un risque augmenté de démence pour les patients qui ont eu antérieurement un diagnostic de dépression [3]. Les auteurs de cette méta-analyse récente estiment, par ailleurs (et contrairement à ce que concluent les auteurs des 2 méta-analyses précédentes), que les études sont trop hétérogènes pour permettre un calcul du risque moyen (même si celui-ci est estimé par les auteurs comme pouvant se situer entre 1,8 et 2, identique pour les études de cas/contrôles et les études de suivi de cohorte). Mais si l’existence de ce lien entre dépression et démence est ainsi clairement établie, la question de la nature de ce lien reste discutée. La dépression a d’abord surtout été identifiée comme une comorbidité de la démence : les sujets atteints de démence (en particulier les démences débutantes mais pas seulement), présentent très souvent à un moment de l’évolution de leur maladie, une dépression, le plus souvent réactionnelle à la prise de conscience douloureuse du déclin cognitif. Cette hypothèse de comorbidité entre les deux pathologies correspond à des situations cliniques fréquentes, justifiant d’actions de prévention de l’épisode dépressif si possible ou de dépistage, puis de mise en route d’un traitement si la dépression survient. Plus récemment, la dépression a été identifiée comme un possible mode d’entrée dans le processus démentiel. Dans cette situation, les symptômes dépressifs constituent des prodromes de la démence, c’est-à-dire des symptômes qui annoncent la maladie dégénérative, mais surviennent avant les manifestations cliniques de la démence. Sur le plan clinique, il s’agit de patients âgés présentant un

épisode dépressif qui, soit ne répond pas favorablement (ou insuffisamment) aux traitements antidépresseurs bien conduits et qui évolue progressivement vers une altération des fonctions cognitives et une démence, soit (plus rarement) répond favorablement à une prise en charge bien conduite de la dépression mais qui voit apparaître après un intervalle de temps de 1 à 3 ans (voire plus), en général libre de symptômes dépressifs, les premiers symptômes de détérioration cognitive. Les sujets ayant un haut niveau d’éducation semblent plus souvent que les autres présenter ce type de mode d’entrée dans la démence [4]. L’hypothèse d’une « réserve cognitive » protectrice de la chute des performances cognitives est avancée par certains auteurs, mais l’hypothèse d’un mouvement dépressif consécutif à une perte cognitive infraclinique, déjà ressentie par les sujets, est aussi possible. Plus généralement, les mécanismes impliqués dans cette transition de la dépression vers la démence restent à ce jour mal connus, bien que cette question soit posée depuis longtemps déjà [5]. Les hypothèses sont nombreuses, tant sur le plan des facteurs biologiques que des facteurs psychologiques, sans avancées récentes notables permettant d’avancer une hypothèse prédominante [voir [6] pour synthèse].

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Dans cette situation clinique comme dans le cas d’une comorbidité, une prise en charge spécifique de l’épisode dépressif est indispensable, apportant si ce n’est la rémission complète de l’épisode, au moins un soulagement émotionnel et une anxiolyse bénéfique aux patients concernés et à leur entourage. Encore plus récemment, apparaît la question de la place de la dépression comme facteur de risque de développer une démence. Cette hypothèse apparaît au regard de situations cliniques dans lesquelles des patients ayant présenté à l’âge adulte des troubles thymiques sévères, avec des épisodes dépressifs et/ou maniaques sévères et répétés entrant généralement dans le cadre d’un trouble bipolaire, évoluent en vieillissant vers un processus démentiel. Du fait du vieillissement général de la population, ce type d’évolution est de plus en plus fréquemment rencontré lors des suivis psychiatriques. L’évolution se fait vers une symptomatologie démentielle qui passe progressivement au premier plan et prend de plus en plus de place, alors que les symptômes psychiatriques sont de moins en moins actifs. Cette évolution se fait en général sur deux à cinq ans, avec une période critique pendant laquelle l’intrication de la pathologie psychiatrique et de la détérioration cognitive rend la prise en charge diagnostique et thérapeutique particulièrement difficile, justifiant d’une prise en charge conjointe par des équipes psychiatriques et gériatriques. Cette évolution des troubles thymiques sévères vers un processus démentiel est sous-tendue par

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Dépression : prodrome ou facteur de risque de démence ?

persistent longtemps après l’amélioration de l’humeur, et les distinguer d’une démence débutante n’est pas toujours aisé). De plus, et malgré ces critères de diagnostic plus ou moins rigoureux, les études se heurtent à une autre difficulté méthodologique : celle posée par les faibles effectifs des populations concernées à la fois par la dépression et la démence. Lors de suivis de cohortes de sujets âgés, la proportion de patients âgés développant un processus démentiel reste faible, entre 8 et 13 %. Par exemple, dans la cohorte de Baltimore [10], sur une population de 1 357 sujets d’âge moyen de 65,5 ans, avec un suivi de 14 ans, 125 sujets deviennent déments, soit 9,2 % des sujets. En France, parmi la cohorte Paquid de 2 950 sujets âgés de plus de 65 ans suivis pendant 10 ans, 393 sujets ont développé une démence (soit 13,3 %) [11]. Et peu de patients parmi ces patients devenus déments ont des antécédents de dépression (par exemple, sur une cohorte de 2 093 patients atteints de démence de type Alzheimer (DTA) [12], les auteurs ont observé une réponse positive chez 154 sujets (7,4 %) à la question posée aux proches du patient qui recherche de fac¸on très large des antécédents de dépression), et peu de patients présentent à la fois un processus démentiel et un épisode dépressif (par exemple, sur un suivi de 1 366 sujets âgés de plus de 65 ans suivis pendant 8 ans [13], seulement 39 patients (2,8 %) sont concernés par cette association lorsque la dépression est diagnostiquée sur la présence d’au moins cinq symptômes dépressifs). Malgré toutes ces difficultés méthodologiques, et comme nous allons le voir, l’analyse de la littérature est riche d’enseignements.

plusieurs hypothèses explicatives : la cascade glucocorticoïde qui altère l’hippocampe, la présence de facteurs de risque communs aux deux pathologies (psychologiques, génétiques, vasculaires, biochimiques. . .), le rôle délétère de certains psychotropes, sans qu’aucune ne soit suffisamment étayée pour être privilégiée actuellement [voir [6] pour synthèse]. Nous allons évoquer successivement les éléments que nous apporte la littérature (1) sur la question de la dépression comme mode d’entrée dans la démence, avec deux questions : quelles sont les caractéristiques cliniques des patients les plus à risque de développer une démence dans les suites d’une dépression ? Et vers quel type de démence évoluent ces patients ? (2) sur la question de la dépression comme facteur de risque de démence. Afin de pouvoir rendre compte de fac¸on assez large de la littérature, nous avons fait le choix pour ce travail, d’utiliser les termes vagues de dépression et de démence, en essayant bien évidemment quand cela est possible dans les travaux publiés, de préciser comment, ou avec quels outils, ces diagnostics sont posés. Il est évident que l’histoire de la maladie psychiatrique (et l’historique des traitements psychotropes prescrits et plus ou moins pris par les patients) est souvent très difficile à reconstituer rétrospectivement. Pour ce faire, c’est le plus souvent l’interrogatoire du patient (selon les études plus ou moins confirmé par celui des proches) ou l’interrogatoire des proches (en cas de démence notamment) qui est utilisé. Selon les travaux, sont retenus pour évoquer la dépression : – soit la notion d’épisode dépressif : parfois épisode dépressif majeur selon les critères du DSM, ou plus souvent diagnostic posé en fonction du score à des échelles de dépression du sujet âgé (la Geriatric depression scale, GDS [7], ou la Center for epidemiologic studies depression scale, CES-D [8], le plus souvent), ou parfois la notion d’antécédents d’hospitalisation pour dépression pour seul critère (au risque de sous-estimer le nombre d’épisodes) ; – soit la présence de « quelques symptômes dépressifs » ou même la « chute du fonctionnement quotidien » (au risque de surestimer le nombre d’épisodes). Par ailleurs, il convient de ne pas oublier que la réalité clinique concernant ces diagnostics de dépression et de démence est complexe car ces deux diagnostics sont quasiment toujours intriqués tant sur le plan clinique (par exemple la différence entre apathie et dépression n’est pas toujours facile à faire et certains auteurs suggèrent même que ce serait l’apathie plus que la dépression qui prédirait la transition d’un Mild cognitive impairment (MCI) vers une démence [9]), que sur le plan évolutif (par exemple, la dépression s’accompagne de troubles cognitifs qui

Les études apportant des arguments en faveur de cette hypothèse sont nombreuses et malgré l’utilisation de méthodologies très variées (études prospectives ou cas contrôles, périodes de suivi variables, outils diagnostiques de la dépression divers), les résultats mettent en avant des données assez consensuelles. Les études rétrospectives se posant cette question consistent à rechercher, chez des patients présentant un processus démentiel, des éléments cliniques évoquant un syndrome dépressif survenu antérieurement à l’apparition des premiers symptômes démentiels, dans un délai relativement court (nous verrons que cette notion de délai court est discutée puisqu’elle varie selon les études de 1 à 10 ans).

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La dépression comme mode d’entrée dans le processus démentiel ?

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L’étude de la cohorte Harmony en Suède [14] a comparé deux groupes de plus de 12 000 sujets âgés de plus de 65 ans chacun : 12 680 sujets avec démence et 12 133 sujets sans démence (sélection par screening téléphonique effectué sur 2 ans et demi). Les auteurs ont noté des antécédents de dépression (dans les registres médicaux de suivi ou d’hospitalisation des patients) dans 4,3 % des cas dans le groupe de sujets avec démence, versus 2,4 % des cas

dans le groupe de sujets sans démence. Ils concluent que le risque de démence est donc augmenté s’il existe des antécédents dépressifs (OR = 1,72 ; 95% IC 1,07-2,76). Mais l’étude de la date de la première hospitalisation pour dépression retrouvée dans ce travail est particulièrement intéressante : elle était en moyenne de 9,7 ans avant la démence pour la population de sujets déments, alors qu’elle était de 52,4 ans en moyenne pour les sujets non-déments. Autrement dit, la survenue d’une première dépression tardive augmentait le risque de démence (OR = 3,87 ; 95% IC 2,10-7,14), alors que le risque n’était pas augmenté lorsque la dépression était précoce (en moyenne à 52,4 ans) (OR = 0,9 ; 95% IC 0,44-1,85). Les auteurs concluent donc que la dépression doit être considérée comme un prodrome de la démence et non comme un facteur de risque, puisque plus le délai entre la première hospitalisation pour dépression et la démence augmente, plus le risque diminue (de 8,4 % par année). Une autre étude de cohorte, plus récente, est aussi en faveur de l’hypothèse de la dépression considérée comme prodrome de la démence. Elle a porté sur 3 410 participants non déments âgés de plus de 65 ans au début de l’étude, suivis 15 ans [15]. Après un suivi de 7 ans en moyenne, 19,3 % des patients étaient devenus déments et les auteurs montrent que la présence de symptômes dépressifs au début du suivi augmentait le risque d’évolution vers une démence (HR = 1,71 ; 95% IC 1,37-2,13) ainsi que la présence d’antécédents de dépression tardive (survenue après l’âge de 50 ans) (HR = 1,46 ; 95% IC 1,16-1,84), alors que la présence d’antécédents de dépression plus tôt dans la vie, c’est-à-dire avant l’âge de 50 ans, n’augmentait pas le risque de survenue de détérioration cognitive ultérieure. L’ensemble de ces études va donc bien dans le sens de l’hypothèse selon laquelle la dépression peut être un prodrome de la démence. Certains auteurs ont travaillé sur les liens entre la dépression et le MCI. Par exemple, Geda et al. [16] ont montré qu’un épisode dépressif (évalué par la GDS) chez un sujet âgé sans troubles cognitifs augmentait le risque d’évolution vers un MCI, et Modrego et al. [17] ont montré que, parmi une population de patients présentant un MCI suivis sur 3 ans, ceux qui présentaient en plus un épisode dépressif majeur (selon les critères du DSM-IV) au début du suivi, développaient beaucoup plus souvent une démence que ceux qui ne présentaient pas de dépression surajoutée (85 % versus 32 %) [11]. Les auteurs concluent que la dépression augmente le risque de MCI, puis de conversion du MCI vers la démence, particulièrement pour les épisodes dépressifs qui ne répondent pas bien aux traitements antidépresseurs. Panza et al. [18] ont synthétisé ces travaux en montrant que la prévalence et l’incidence de la

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Par exemple, Green et al. [12] ont recherché, chez 12 953 sujets atteints de DTA, des antécédents de troubles dépressifs lors d’un entretien avec les proches. Ils montrent que si les symptômes dépressifs survenaient dans l’année précédant l’apparition des premiers symptômes démentiels, le lien entre dépression et démence était très élevé (OR = 4,57 ; 95% IC 2,87-7,31), beaucoup plus que lorsque les éléments dépressifs survenaient plus d’un an avant (OR = 1,38 ; 95% IC 1,03-1,85). La principale limite de cette étude est liée à l’évaluation de la dépression : le diagnostic est posé sans aucun outil diagnostique, uniquement sur la réponse positive des proches à la question : “Est ce que votre proche a eu une période de plusieurs semaines ou mois suite à un évènement de vie difficile ou une maladie physique pendant lesquels il n’a pas été capable de réaliser de fac¸on performante ses fonctions sociales ou occupationnelles normalement ? ». On peut penser que le nombre d’épisodes dépressifs retrouvés dans cette étude est probablement surévalué. Néanmoins, la comparaison des deux groupes (avec ou sans éléments dépressifs dans l’année précédant les symptômes de démence) reste valide. Les suivis de grandes cohortes de sujets âgés permettent aussi d’apporter des arguments en faveur de cette hypothèse. La cohorte de Baltimore a donné lieu à de nombreuses publications et celle de Dal Forno et al. [10] apporte des éléments en faveur de l’hypothèse posée. Elle présente le suivi sur 14 ans de 1 357 sujets, d’âge moyen de 65,5 ans au début de l’étude. La recherche de symptômes dépressifs est faite régulièrement lors du suivi, avec l’échelle CES-D. Les auteurs montrent que la survenue de symptômes dépressifs lors du suivi augmentait le risque de survenue de démence (ce risque ne concernant que les hommes mais c’est la seule étude retrouvant cette différence liée au sexe) et que le risque était plus important si les symptômes dépressifs étaient sévères (CES-D > 20). Le résultat particulièrement intéressant de cette étude est que le risque était identique que les symptômes soient apparus 4 ans (ou plus) avant la démence, 2 ans auparavant, ou juste au début de la démence (hazard ratio (HR), respectivement 2,63 95% IC 1,28-5,40 ; 2,37 95% IC 1,28-4,39 ; et 2,45 95% IC 1,38-4,35). Ces résultats semblent suggérer que la dépression peut survenir comme prodrome jusqu’à 6 ans avant l’apparition de la démence.

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Dépression : prodrome ou facteur de risque de démence ?

dépression chez les sujets souffrant de MCI sont importantes, que la prévalence du MCI chez des sujets déprimés est aussi importante, pour conclure, très prudemment car les chiffres varient énormément d’une étude à l’autre, que la dépression tardive, le MCI et la démence peuvent, chez certains patients âgés représenter un continuum clinique. Plus récemment, une étude de suivi prospectif entre 2005 et 2010 portant sur une population importante (5 607 sujets sans troubles cognitifs dont 15 % avaient développé un MCI lors du suivi et 2 500 sujets présentant un MCI dont 38 % avaient développé une démence lors du suivi), a permis de montrer que les sujets sans troubles cognitifs, mais déprimés au début du suivi, avaient un risque augmenté d’évoluer vers un MCI (RR 1,40 ; 95% IC 1,01-1,95) et que ce risque était encore majoré si la dépression persistait le long du suivi (RR 2,35 ; 95% IC 1,93-3,08) par rapport aux sujets qui n’avaient jamais présenté de dépression [19]. En revanche, la dépression n’influenc¸ait pas, dans cette étude, la transition du MCI vers la démence : le risque augmentait juste légèrement si la dépression persistait au long du suivi (RR 1,21 ; 95% IC 1,00-1,46). Par ailleurs, la présence d’antécédents de dépression remontant à plus de deux ans n’avait aucune influence sur l’évolution future. Les auteurs concluent, comme les études précédentes, que la dépression tardive constitue un facteur de risque important de transition vers un MCI, mais contrairement aux études précédentes, ils montrent que la dépression n’influe pas sur la transition du MCI vers la démence. Au total, l’analyse de la littérature sur ce sujet difficile montre que des études supplémentaires sont nécessaires puisque celles dont nous disposons ne retrouvent pas toutes des résultats concordants. Néanmoins, il convient de retenir qu’un traitement efficace de la dépression tardive est sans doute un moyen d’éviter (ou de ralentir) l’apparition d’un MCI.

Le niveau d’éducation Une étude importante a montré que, dans une population ayant un haut niveau d’éducation (supérieur à 8 ans d’étude), l’apparition tardive de symptômes dépressifs multiplie par plus de 5 le risque de développer une démence (OR = 5,31 ; 95% IC 1,88-15,00) [4]. Les auteurs en concluent que le mode d’entrée dans la DTA se fait plus souvent sur un mode dépressif, et font l’hypothèse que le « capital cognitif » plus important de base de ces patients leur permet de compenser un temps l’expression des symptômes de la maladie d’Alzheimer, alors que les symptômes dépressifs réactionnels s’expriment en premier.

Aspects génétiques Peu d’études se sont intéressées à la question de l’influence du gène APOe4 et leurs résultats sont très contradictoires [3, 20]. Nous retiendrons une étude qui s’est intéressée à des paires de jumeaux discordantes pour la démence [14] : parmi les 147 paires de jumeaux étudiées (dont 22,6 % de monozygotes), les auteurs ont trouvé des antécédents de dépression chez 27 jumeaux déments (avec un âge moyen lors du premier épisode dépressif autour de 62,9 ans, soit 11,6 ans avant la démence) et 13 des jumeaux non déments (avec un âge moyen lors du premier épisode dépressif autour de 56,6 ans, soit 20,6 ans avant le début de la démence du jumeau), ce qui correspond à une augmentation du risque autour de 3. Tous ces résultats sont très similaires à ceux retrouvés dans la population générale non gémellaire et les auteurs en concluent donc que très probablement, les facteurs génétiques n’influencent pas ce lien.

La forme clinique de la dépression tardive

Très peu d’études ont posé la question de l’influence du sexe et les résultats de celles-ci sont discordants : deux études montrent un risque augmenté seulement pour les hommes, d’autres études montrent l’inverse [3]. Selon la méta-analyse de Ownby et al. [2], les études qui ont trouvé une différence entre les sexes comportaient de nombreux biais.

L’intensité sévère de la dépression tardive semble être un facteur de risque important d’évolution vers un processus démentiel. Ainsi une étude publiée en 1999 [21] montre (sur une population de 5 781 femmes non démentes, âgées de plus de 65 ans, suivies pendant 4 ans) que le risque d’évolution vers une démence était d’autant plus important que le nombre de symptômes dépressifs au début du suivi était important : OR = 1,6 ; 95% IC 1,3-2,1 si 3 à 5 symptômes dépressifs étaient présents et OR = 2,3 ; 95% IC 1,6-3,1 en présence de plus de 6 symptômes dépressifs. La cohorte de Framingham [6] portant sur une population de 949 sujets âgés (79 ans au début du suivi) suivis pendant 17 ans (8 ans en moyenne) montre que le risque d’évolution vers un processus démentiel augmentait de fac¸on importante si l’intensité de la dépression tardive augmentait : le risque était multiplié par 1,46 pour chaque augmentation de 10 points au score de la CES-D. Plus récemment, une étude remet toutefois en question cette donnée en montrant que ce n’est pas l’intensité de la dépression tardive qui semble

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Quelles sont les caractéristiques cliniques de ces patients déprimés qui développent une démence dans les suites d’une dépression ? Plusieurs facteurs cliniques ont été étudiés, à l’origine de résultats parfois discordants.

Le sexe

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être à l’origine de l’augmentation du risque d’évolution vers la démence, mais la présence ou non d’un syndrome dysexécutif [22]. En effet, les auteurs ont observé le même risque (HR = 2,63 ; 95% IC 1,15-6,02) pour les patients présentant un épisode dépressif majeur que pour ceux qui ne présentaient que des symptômes dépressifs (sans épisode dépressif majeur), alors que la présence d’un syndrome dysexécutif augmentait notablement le risque, tant pour les patients présentant uniquement des symptômes dépressifs (HR = 6,09 ; 95% IC 2,12-17,52) que pour ceux qui présentaient un épisode dépressif majeur (HR = 7,8 ; 95% IC 1,56-38,89). Ces résultats intéressants demandent néanmoins à être répliqués. Par ailleurs, un sujet âgé présentant une dépression tardive résistante aux traitements antidépresseurs bien conduits semble plus à risque d’évoluer vers un processus démentiel [17, 23].

Vers quel type de démence évoluent ces patients ? Cette question n’est pas tranchée non plus à ce jour mais de nombreux auteurs montrent que le risque est surtout celui d’une DTA. Byers et al. [20] ont montré que, dans 40 % des cas, l’évolution se faisait vers une DTA et dans 20 % des cas plutôt vers celui d’une démence vasculaire. L’étude de Barnes et al. [24] montre qu’une dépression tardive serait à l’origine d’un risque d’évolution plus important de DTA (HR = 2,06 ; 95% IC 1,67-2,55) que de démence vasculaire (HR = 1,47 ; 95% IC 1,01-2,14). Da Silva et al. [3] ont confirmé que l’évolution se fait le plus souvent vers une DTA et précisent qu’aucune étude ne montre de lien avec la démence frontotemporale ou la démence à corps de Lewy, et que les résultats sont divergents en fonction des études pour la démence vasculaire.

risque sont les sujets de haut niveau d’étude, présentant une dépression sévère avec un syndrome dysexécutif et peu sensible aux traitements antidépresseurs. L’évolution se fait le plus souvent vers une DTA.

La dépression comme facteur de risque de démence ? Le fait de présenter un épisode dépressif (ou maniaque) pendant l’âge adulte constitue-t-il un facteur de risque pour développer ultérieurement un processus démentiel ? Cette question intéresse tous les cliniciens, en particulier les psychiatres qui constatent qu’en vieillissant les patients atteints de troubles bipolaires développent fréquemment un processus démentiel, avec l’impression que la gravité du trouble bipolaire (en termes de fréquence des épisodes mais aussi en terme d’intensité des épisodes) est un facteur qui augmente ce risque. L’autre question posée est celle de l’impact des traitements psychotropes : sont-ils des éléments protecteurs de l’évolution démentielle (directement ou par le biais d’une diminution de fréquence et d’intensité des épisodes) ou au contraire des éléments aggravant le risque ?

Les travaux de l’équipe de Kessing

L’hypothèse de la dépression comme mode d’entrée dans la démence est retenue par de nombreux auteurs. L’analyse de la littérature montre que les délais (entre le diagnostic de la démence et l’épisode dépressif) retenus comme pertinents par les différents auteurs pour étayer cette hypothèse, restent très variables d’une étude à l’autre, globalement entre 1 et 10 ans. Le risque est fonction de ce délai : élevé pour un délai inférieur à un an (OR = 4,57 ; 95% IC 2,87-7,31) [12], moins élevé pour un délai entre 4 à 10 ans (respectivement OR = 2,63 ; 95% IC 1,28-5,40 dans la cohorte de Baltimore [10] et OR = 3,87 ; 95% IC 2,10-7,14 dans la cohorte Harmony [14]), moins élevé encore pour les épisodes dépressifs survenant après l’âge de 50 ans (HR = 1,46 ; 95% IC 1,16-1,84) [15]. Les sujets les plus à

Ces travaux méritent d’être étudiés spécifiquement puisque l’équipe de Kessing, qui travaille au Danemark depuis 1998 sur la question des liens entre dépression et démence, utilise dans tous ces articles, une méthodologie originale : suivi de patients qui sont hospitalisés en médecine ou en psychiatrie, puis lors du suivi, réhospitalisés pour démence. Cette équipe apporte de nombreux arguments en faveur de l’hypothèse des antécédents de dépression comme facteur de risque de démence. Ainsi ils montrent que 16,2 % des patients ayant un trouble thymique unipolaire et 14,3 % des patients ayant un trouble bipolaire devenaient déments [25] ; que le fait d’avoir un trouble bipolaire augmentait le risque de démence : pour un sujet âgé de 30 ans, la probabilité de devenir dément à l’âge de 60 ans était de 3,4 % s’il avait un trouble bipolaire alors qu’elle était de 1,4 % pour un sujet atteint de schizophrénie et de 0,8 % pour un sujet souffrant de troubles névrotiques [26] ; que le fait d’avoir, en plus une pathologie addictive (abus de substances) augmentait ce risque en le multipliant par un facteur proche de 2 [26] ; que ce risque était plus important pour les patients ayant des antécédents de troubles thymiques que pour des patients ayant des antécédents d’autres pathologies : le risque était multiplié par 2,13 pour les patients déprimés

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Conclusion

Dépression : prodrome ou facteur de risque de démence ?

par rapport aux patients ostéoarthritiques et multiplié par 1,77 par rapport aux patients diabétiques [27] ; que plus le nombre d’épisodes thymiques était grand, plus le risque de démence était important : le taux de démence augmentait de 13 % avec chaque épisode dépressif majeur et de 6 % pour chaque épisode maniaque [28].

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Études longitudinales de suivis de cohortes

reusement, dans cette étude et comme déjà cité plus haut, le diagnostic de dépression était posé sur les données recueillies lors de l’interrogatoire des proches. Geerling et al. [30] ont montré dans une étude rétrospective (qui portait malheureusement sur seulement 486 sujets, âgés de 60 à 90 ans), qu’une dépression tardive (qui concernait seulement 5 cas) augmentait le risque de survenue d’une démence (HR = 1,71 ; 95% IC 0,62-4,74), mais surtout qu’une dépression précoce (qui concernait 7 cas seulement de patients qui présentaient une dépression survenant avant l’âge de 60 ans, (âge moyen 45,8 ans), augmentait nettement plus le risque de DTA (HR = 3,7 ; 95% IC 1,43-9,56). En revanche, certaines études ne sont pas en faveur de l’hypothèse de la dépression comme facteur de risque de démence. Nous en citerons deux qui portent sur des populations importantes de sujets : l’étude de la cohorte Harmony [14], dans laquelle les auteurs montrent que si les antécédents de dépression remontaient à plus de 10 ans avant la survenue du processus démentiel, l’augmentation du risque n’était pas significative (OR = 0,9 ; 95% IC 0,44-1,85) ; et une étude plus récente [24] qui rapporte que la présence d’éléments dépressifs en milieu de vie, n’augmentait quasiment pas le risque de démence (HR 1,06 ; 95% IC 0,85-1,33) : il s’agit là aussi d’une étude rétrospective portant sur 13 535 sujets âgés de 81 ans au début de l’étude, suivis pendant 6 ans, dans laquelle les antécédents de dépression en milieu de vie (entre 40 et 60 ans) sont recherchés rétrospectivement avec les sujets et retrouvés dans 14,1 % des cas (dont 8,6 % de dépression sévère puisque ayant nécessité une hospitalisation).

En 2010, deux équipes posaient la même question dans des études de suivi de cohorte sur de longues durées : 1 239 sujets âgés non-déments (cohorte de Baltimore) suivis pendant 24,7 ans (moyenne 23,6 ans) [29] et 949 sujets âgés non déments (cohorte de Framingham) suivis pendant 17 ans (8 ans en moyenne) [6]. Elles montraient que le risque de développer une démence augmentait pour les patients déprimés au début du suivi (HR = 1,72 ; 95% IC 1,04-2,84 pour les 125 sujets déprimés ayant un score supérieur à 16 à l’échelle CER-D au début du suivi) [6] et pour les sujets qui développaient un ou des épisodes dépressifs au cours du suivi [29]. Le risque était plus grand si l’épisode dépressif au début du suivi était plus grave (risque multiplié par 1,46 pour chaque augmentation de 10 points au score de CES-D [6], ou si les épisodes dépressifs étaient plus nombreux : avoir un épisode dépressif favorisait une augmentation de risque de 87 à 92 % (HR = 1,87 ; 95% IC 1,21-2,88) et avoir deux ou plus épisodes dépressifs multipliait le risque par deux (HD = 2,08 ; 95% IC 1,21-2,88) [29]. Les auteurs de ces deux études concluent que la dépression est un facteur de risque d’évolution vers un processus démentiel. Malheureusement, dans ces deux études, les sujets inclus étaient déjà avancés en âge en début d’étude (55 ans pour la cohorte de Baltimore et 79 ans pour celle de Framingham) et seule l’histoire psychiatrique survenant après cet âge de début de suivi était prise en compte. Cet élément limite la portée des résultats par rapport à la question du facteur de risque, d’autant que, dans l’étude de Dotson et al. [29], le temps moyen entre l’épisode dépressif et la survenue de la démence était de 5,92 ans (avec un écart type très important de 4,23 ans) ce qui pourrait tout à fait constituer, comme nous l’avons vu plus haut, un argument en faveur de la dépression comme mode d’entrée dans le processus démentiel. Deux études plus anciennes apportent des arguments solides pour cette hypothèse de facteur de risque. Green et al. [12] rapportent, dans une étude concernant 12 953 sujets atteints de DTA, qu’un épisode dépressif survenu plus de 25 ans avant l’apparition de la démence, augmentait significativement le risque de démence (OR = 1,71 ; 95% IC 1,03-2,82) (même si le risque était plus faible que si l’épisode dépressif était plus tardif). Malheu-

Trois importantes études ont été publiées ces dernières années qui, sans arriver à des conclusions identiques, apportent toutes des arguments en faveur de l’hypothèse du facteur de risque. Ownby et al. [2], dans une méta-analyse portant sur 13 études (parmi les 20 retenues au total) concluent grâce à une méthode de méta-régression, que l’intervalle de temps entre le diagnostic de dépression et celui de démence est lié à l’augmentation du risque de démence : plus l’intervalle est grand, plus le risque est grand (OR ajusté pour l’intervalle de temps (en années) entre la dépression et le diagnostic de démence = 1,53 ; 95% IC 1,11-2,11). Byers et al. [20] ont regroupé dans un tableau récapitulatif cinq études parmi celles qui sont présentées plus haut qui posent la question du lien entre dépression précoce et risque de démence, et concluent que les antécédents de dépression précoce multiplient le risque de démence par

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Méta-analyses et revues de littérature

N. Bazin, L. Bratu

Conclusion

compte de trois situations cliniques différentes : la comorbidité des deux processus dépressif et dégénératif, la dépression tardive qui annonce une entrée dans le processus démentiel, et la dépression précoce qui constitue un facteur de risque d’évolution ultérieure vers un processus démentiel. Ces trois hypothèses ne s’excluent pas mutuellement et même probablement peuvent coexister. L’analyse de la littérature apporte des éléments en faveur de chacune de ces hypothèses en sachant que les difficultés méthodologiques rencontrées justifient les conclusions prudentes, en particulier en ce qui concerne la notion de facteur de risque. En revanche, la littérature disponible n’est pas informative sur de nombreux points : Quel est l’impact de l’intensité des épisodes dépressifs, des épisodes maniaques ? De l’âge de début des épisodes ? Des traitements médicamenteux psychotropes : délétères ? protecteurs ? (une étude de Kessing montre qu’un traitement antidépresseur au long cours serait associé à un taux de démence diminué [31]). Quels sont les mécanismes en jeu dans cette association ? Existe-t-il des facteurs confondants ou facteurs de risques associés qui jouent un rôle dans cette association ? (le stress chronique ou répété au long de la vie par exemple semble un facteur pouvant favoriser l’évolution vers un processus démentiel [32-34], les facteurs vasculaires ont été souvent évoqués [35, 36]). Dans le cadre du Réseau thématique de recherche et de soins en santé mentale, FondaMental, les psychiatres des Centres experts bipolaires ont mis en place une étude de suivi de cohorte de patients présentant un trouble bipolaire qui devrait apporter des éléments de réponse à ces nombreuses questions. Ces nouvelles études sont nécessaires. Les enjeux sont de taille puisque, par exemple, une étude récente montre que la survie des patients psychiatriques atteints de démence était inférieure à celle des patients présentant exclusivement une maladie psychiatrique ou exclusivement une démence [37]. Ce type d’étude devrait favoriser un engagement important des différents acteurs impliqués vers une amélioration du dépistage et de la prise en charge de ces patients âgés particulièrement vulnérables.

Le lien fort qui existe entre dépression et démence, décrit de fac¸on consensuelle dans la littérature, peut rendre

Liens d’intérêts : Les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.

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Points clés • Il existe un lien fort entre dépression et démence : une « histoire de dépression » multiplie par deux le risque d’évolution vers une démence. • La question est de savoir si ce lien correspond à une comorbidité, un prodrome ou un facteur de risque : la littérature apporte des arguments en faveur de ces trois hypothèses. • Les situations de comorbidité et de prodrome se rencontrent quotidiennement, justifiant toujours d’une prise en charge spécifique passant par le traitement de la dépression. • Les patients présentant des épisodes dépressifs récurrents et/ou un trouble bipolaire nécessiteraient probablement des actions de prévention mais lesquelles ?

un coefficient entre 2 et 5 selon les études (alors que les liens entre dépression tardive et démence sont beaucoup moins clairs). Curieusement ces auteurs ne citent pas les travaux de l’équipe de Kessing qui, comme nous l’avons vu plus haut, apportent pourtant des arguments majeurs en faveur de cette hypothèse. Da Silva et al. [3], dans une méta-analyse portant sur 51 études sont beaucoup plus prudents : ils concluent que la dépression peut être à la fois un mode d’entrée dans la démence et un facteur de risque de démence.

Conclusion Plusieurs études apportent à ce jour des éléments assez convaincants quant au fait que les patients présentant des dépressions récurrentes à l’âge adulte présentent un risque d’évolution vers un processus démentiel, avec un risque d’autant plus important que les épisodes dépressifs sont précoces dans la vie et répétés. La littérature reste cependant assez prudente sur le sujet, en soulignant que ce risque reste de faible intensité et en préconisant une poursuite des travaux de recherche.

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[Depression in the elderly: prodroma or risk factor for dementia? A critical review of the literature].

A strong link between depression and dementia is now well documented in the literature. However, the nature of this relationship is much discussed. Ar...
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