ESSAI

CAUSALITÉ ET HISTOIRE INTRODUCTION AU DÉBAT ALLEMAND DU XVIIIE SIÈCLE Jochen Hoock * Au xviiie siècle l’éclatement du champ discursif auquel s’attache la notion d’histoire rend le problème des rapports entre causalité et histoire particulièrement complexe. Le discours historique est alors loin de présenter les caractères disciplinaires que nous lui connaissons aujourd’hui. Selon une typologie assez rudimentaire on peut distinguer au moins quatre, sinon cinq, sortes de textes qui au cours du siècle allaient remplacer l’historiographie annaliste traditionnelle. D’un côté, un monde livresque qui rassemble l’ensemble des données ; de l’autre, sur une simple feuille, la formule qui en donne la clef. Plus généralement on assiste cependant à l’avènement d’un scepticisme modéré dont profite la critique historique. Le vrai débat théorique éclate au milieu du xviiie siècle parmi les historiens et statisticiens de l’École dite de Göttingen, où il se trouve explicitement lié au problème de la causalité. La question de savoir ce qui explique un phénomène et ce qui le porte, sa dimension épistémologique et sa dimension ontologique entrent dans une constellation philosophique qui prend l’allure d’un vaste débat mobilisant l’ensemble du public savant et littéraire. Pour l’historiographie, une première réaction significative vient de Johann Gottfried Herder qui propose un modèle de récit historique qui emprunte sa cohérence au texte littéraire : il propose un schéma transcendantal permettant de réunir les éléments disparates des événements observés. Friedrich Schiller et Guillaume de Humboldt, et tout un cercle d’intellectuels, contribueront dans cette fin de siècle à redéfinir les rapports entre poétique et histoire, dont Diderot avait relevé l’importance stratégique dès 1761. La pression des événements, les bouleversements de la fin du siècle font par ailleurs que l’histoire apparaît plus que jamais comme une science fondamentale, bien qu’elle n’ait – selon les mots de Kant – pas encore trouvé son Kepler ou son Newton. Le « fardeau de l’histoire », tel que l’entendait Immanuel Kant, est à la fin du xviiie siècle un enjeu qui dépasse le débat académique. Il est devenu inséparable de l’extension spatiale du champ d’expérience. Plus généralement cette mutation reflète l’inexpérience du présent avec laquelle s’impose la mise à plat des différents niveaux d’historicité qui caractérisent l’historisme. La réflexion méthodologique qu’elle inspire se retourne au début du xixe siècle d’abord contre l’ambition d’une statistique science maîtresse, avant de laisser la place à l’éclatement disciplinaire des sciences humaines où, à côté de l’histoire, l’économie politique et la sociologie, elles vont occuper le champ de ce qui relève désormais de l’explication et de la compréhension en termes scientifiques. * Jochen Hoock, né en 1939, est professeur émérite d’histoire moderne et contemporaine à l’université Paris 7 ‑ Denis Diderot. Ses recherches portent sur la théorie de l’histoire. Il a publié, en collaboration avec Pierre Jeannin et Wolfgang Kaiser, Ars Mercatoria. Handbücher und Traktate für den Gebrauch des Kaufmanns/Manuels et traités à l’usage des marchands, 1470‑1700 (Paderborn, Schöningh, 1991‑2001, 3 vol.). Adresse : Université Paris Diderot, GHSS, case 7001, 5, rue Thomas Mann, F‑75205 Paris cedex 13 ([email protected]). Revue de synthèse : tome 135, 6e série, n° 1, 2014, p. 9-18.

DOI 10.1007/s11873-014-0241-3

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KAUSALITÄT UND GESCHICHTE ZUR EINFÜHRUNG IN DIE DEUTSCHE DEBATTE IM 18. JAHRHUNDERT

Im 18. Jahrhundert macht die Breite des mit dem Begriff der „Historie“ verknüpften diskursiven Feldes die Bestimmung des Verhältnisses von Kausalität und Geschichte zu einem besonderen Problem. Der historische Diskurs ist zu dieser Zeit weit von der disziplinären Eindeutigkeit entfernt, die wir ihr heute zuschreiben. Nach einer eher rudimentären Typologie lassen sich zumindest vier, wenn nicht mehr, Textsorten unter‑ scheiden, die im Laufe des Jahrhunderts die herkömmliche Annalistik ersetzen sollten: auf der einen Seite eine Welt von Büchern, die die Masse der Erkenntnisse zusam‑ menfasst, auf der anderen, gleichsam auf einem Blatt, die Weltformel, die dazu den Schlüssel liefert. Ganz allgemein herrschte dagegen eher ein gemäßigter Skeptizismus, von dem vornehmlich die historische Kritik profitieren sollte. Zu einer theoretischen Auseinandersetzung kam es in der Mitte des 18. Jahrhun‑ derts unter den Historikern und Statistikern der sogen. Göttinger Schule, in der es ausdrücklich um das Kausalitätsproblem ging. Kausalität und Zeitlichkeit stehen im Zentrum der Auseinandersetzungen. Die Frage, was ein Phänomen erklärt und was es trägt, seine erkenntnistheoretischen und ontologischen Aspekte, werden Bestand‑ teile einer breiten philosophischen Debatte. Die erste äußerst wirkungsvolle Antwort gibt Johann Gottfried Herder, der ein Modell der historischen Darstellung vorschlägt, das den literarischen Text zum Vorbild nimmt. Friedrich Schiller und Wilhelm von Humboldt, insgesamt ein breiter Kreis von Intellektuellen, tragen dazu bei, die Bezie‑ hungen zwischen Poetik und Geschichte, deren strategische Bedeutung Diderot schon 1761 hervorgehoben hatte, neu zu bestimmen. Überdies hat der Druck der Ereignisse des endenden Jahrhunderts zur Folge, dass die Geschichte mehr denn je als Grund‑ lagenwissenschaft erscheint, obschon sie – nach den Worten Kants – bisher keines‑ wegs ihren Kepler oder Newton gefunden hatte. Die „Last der Geschichte“, so wie sie Kant verstand, ist zum Ende des 18. Jahrhunderts ein Gegenstand einer Auseinander‑ setzung, die über den akademischen Streit hinausreicht und die als solche unlösbar mit der Erweiterung des Erfahrungsraums verlenüpftist. Mit der Unerfahrenheit der Gegenwart drängt sich die Einsicht in die unterschiedlichen historischen Zeitschichten auf, die den Historismus der Folgezeit kennzeichnen sollte. Die methodologische Reflexion, die sich damit zugleich aufdrängte, wandte sich zunächst gegen die domi‑ nante Statistik, bevor sie der disziplinären Differenzierung der Humanwissenschaften Platz gab, in der neben den Geschichtswissenschaften die politische Ökonomie und die Soziologie das Feld beherrschen sollten.

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rnst Cassirer relève dans le troisième volume de sa Philosophie des formes symbo‑ liques les difficultés que rencontre tout récit strictement causal qui – à tout prendre – n’est viable que dans la mesure où les données fragmentaires et défectueuses, sur lesquelles il prend appui, sont considérées comme faisant partie d’un tout – autrement dit, perçues sous l’angle de la continuité et de la cohérence 1. Pour l’historiographie, le problème surgit dès la fin du xviie siècle pour rester un thème constant des débats entre historiens et philosophes. Le dernier à avoir abordé cette question est Paul Ricœur qui a développé, sous le titre La Mémoire, l’histoire, l’oubli  2, à la fois une phénoménologie de la mémoire, une épistémologie de l’histoire et une herméneutique de la condition historique qui pour être exhaustive n’aborde quasiment pas les problèmes d’une épistémologie autonome de l’histoire 3. Quant aux historiens eux‑mêmes, ils ont généralement opté pour une solution pragmatique, c’est‑à‑dire une intégration narrative des divers aspects du problème, dont l’œuvre de Fernand Braudel est l’exemple accompli. Au xviiie siècle, l’éclatement du champ discursif auquel s’attache la notion d’histoire rend la situation particulièrement complexe. Le discours historique est, en effet, loin de présenter les caractères disciplinaires que nous lui connaissons aujourd’hui. Selon une typologie assez rudimentaire on peut distinguer au moins quatre, sinon cinq, sortes de textes qui au cours du siècle allaient remplacer l’historiographie annaliste traditionnelle en développant des caractéristiques formelles spécifiques : l’essai historique, l’exposé encyclopédique, les collections historiques au sens le plus large du terme incluant l’histoire naturelle et la statistique 4. Chacune d’entre elles posait des exigences méthodologiques spécifiques qui font que les connaissances historiques continuaient à être déclinées au pluriel, tout en considérant que l’histoire fournissait la base empirique pour toutes les sciences 5. Reinhart Koselleck a décrit cette situation dans la perspective du « façonnement du concept de l’histoire » en s’attachant à la notion d’histoire telle qu’elle se dégage définitivement avec la réception de la philosophie kantienne 6. Ce développement suppose une « temporalisation » de la nature telle que la conçoit le philosophe de Königsberg en transformant la nature en un « perfectionnement successif de la Création 7 ». Hans Blumenberg revendique une position analogue pour Leibniz en relevant l’aporie qu’implique la métaphore d’un monde lisible 8. De fait l’engrangement et le traitement des informations – au fur et à mesure que la collecte des données s’était généralisée – étaient devenus un problème en soi, dont la bibliothèque universelle imaginée par Leibniz est sans doute le meilleur

1. Cassirer, 1994, p. 375 sqq. 2. Ricœur, 2000, passim. 3. Voir à ce propos, Escudier, 2002, p. 12‑23 (avec la réponse de Paul Ricœur, p. 45‑51) ; pour les rapports entre théorie de l’histoire et herméneutique philosophique, voir Koselleck, 1997, a, p. 180 sqq. 4. Lüsebrink, 1984, p. 64 sqq. 5. Voir Jonsius, 1968, p. 2 : « Fundamentum omnis scientiae esse historiam, observationes, exempla, experientiam, e quibus tanquam singularibus, scientia universales suas propositiones format. » 6. Koselleck, 1997, b, p. 52 sqq. 7. Kant, 1902, vol. 1, p. 125. 8. Blumenberg, 1986, p. 144‑145.

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exemple 9. D’un côté, un monde livresque qui rassemble l’ensemble des données, de l’autre, sur une simple feuille, la formule qui en donne la clef. L’apokatastasis panton, le fragment dans lequel Leibniz a esquissé un tel programme, appartient au versant spéculatif d’un travail de collectionneur de chroniques et d’autres sources manuscrites qui aboutissait en 1707 à la publication des Scriptores rerum Brunsvicorum 10. Plus généralement on assiste à l’avènement d’un scepticisme modéré dont profite la critique historique. Son souci premier est de gommer le double caractère temporel de l’expérience humaine en rétablissant la « vérité » (Wahrhaftigkeit) des faits passés face à l’expérience immédiate. Le souci de la preuve, y compris de la preuve par l’absurde (il suffit de penser à l’énorme succès de la Betoverde Wereld de Balthazar Bekker), qui traverse à la fin du xviie siècle l’ensemble des savoirs, est alors associé autant à des considérations philologiques, comme chez Henri Simon ou Dom Mabillon, qu’à des techniques descriptives inspirées par l’observation de phénomènes naturels, telle que Fontenelle pouvait les concevoir au début du siècle 11. Autrement dit, l’évolution du « discours historique » se situait désormais dans un champ cognitif complexe où la logique combinatoire de la « Weltformel » se mêlait à l’évidence, au minimum sensible qui se laisse décrire ou raconter. Reste que cette dernière exigence peut se lire dans un double sens : dirigé contre les invraisemblances d’une « historia literaria » et contre une totalité abstraite ne laissant aucune place à l’expérience 12. Transmettre la connaissance des choses (to convey the knowledge of things) devient à la fin du xviie siècle, de John Locke à Thomas Reid, le programme des empiristes du langage et d’un vaste courant intellectuel que rejoint le réalisme direct de la production romanesque du début du xviiie siècle 13. La Peste de Londres de Daniel Defoe est un excellent exemple de la transformation d’un protocole statistique et médical en un récit sensible – procédé que rejoignent les essais historiographiques d’un Voltaire et l’esthétique du roman de Denis Diderot 14. Narration et description, les modèles que livrent des entreprises comme l’Histoire générale des voyages de l’abbé Prévost et d’innombrables autres entreprises de cette nature entrent dans ce champ des possibles dans lequel s’inscrit le discours historique. Le vrai débat théorique éclate au milieu du xviiie siècle parmi les historiens et statisticiens de l’École dite de Göttingen, où il se trouve explicitement lié au problème de la causalité. L’intervention décisive est celle de Johann Christoph Gatterer se penchant sur le mode d’exposition des histoires qui paraît en 1767 dans le premier volume de 9. Blumenberg, 1986, p. 146. 10. Pour l’activité historiographique de Leibniz, voir Daville, 1909 et Conze, 1951 ; sur le collectionneur et éditeur, voir Leibniz als Sammler und Herausgeber historischer Quellen, Arbeitsgespräch in der Herzog August Bibliothek, 2007 (http://hsozkult.geschichte.hu‑berlin.de/ tagungsberichte/id=1811). 11. Voir Halleux, 1998, p. 713 et – pour les antécédants – l’étude passionnante de Harkness, 2008, p. 205 sqq. sur la naissance du protocole scientifique et les commentarii soluti de Bacon qui reprennent des formulaires comptables pour les entrées journalières. 12. Voir à ce propos Blumenberg, 1986, en particulier chap. 10 (« Weltchronik oder Weltformel ») et chap. 11 (« Eine Robinson‑Welt gegen die Newton‑Welt »). L’analyse de Blumenberg mérite d’être confrontée à l’ébauche d’une théorie du roman de Walter Benjamin ; voir à ce propos Palmier, 2006, p. 230 sqq. 13. Voir à ce propos Watt, 1957, passim. 14. Hoock, 2008, p. 255‑263.

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l’Allgemeine historische Bibliothek 15. Ce qui constitue le véritable lien et partant la vérité d’une narration est sa conformité avec le nexus rerum universalis, l’idée d’un « allgemeiner Zusammenhang » qui constituera le plus haut degré du « pragmatisme » en histoire – l’approche pragmatique n’étant rien d’autre que la recherche et la mise en évidence des causes générales et particulières des événements, intentions et ressorts cachés de ce qui arrive. « Les chroniques, annales, journaux, actes publics, mémoires et notes critiques, [observe un des proches de l’École de Göttingen] nous livrent des faits et actes et on les appelle pour cela des livres d’histoire ; mais pour une vraie histoire pragmatique ils n’offrent que le matériau 16. » La clef d’un récit véridique réside, autrement dit, dans la continuité et dans la cohérence que prend la chaîne des événements sous la plume de l’historien. « L’objet du savoir historique est le réel (das Wirkliche), c’est‑à‑dire aussi bien ce qui est (si jamais on arrive à le décrire), que ce qui s’est passé (dans la mesure où il se laisse raconter) 17. » L’art de l’historien se résume désormais dans sa capacité à intégrer les données en les mettant en perspective tout en dégageant le lien intrinsèque entre les phénomènes 18. On aura remarqué la ressemblance formelle de ces propositions avec les observations d’Ernst Cassirer, dont la position philosophique n’est évidemment pas étrangère à de telles propositions. Parmi les historiens, le groupe formé autour de Jörn Rüsen a prôné depuis une vingtaine d’années une « rationalisation » de la pratique historiographique qui emprunte beaucoup aux débats du xviiie siècle 19. Le constat qui motive ces prises de position renvoie, comme à la fin du xviiie siècle, à la place croissante des sciences exactes dans le discours historique rompant non seulement avec les structures narratives en tant que telles mais aussi avec l’« esthétique historiciste », en s’opposant à la valorisation des particularismes face à l’histoire universelle. Voulant ainsi réformer la matrice disciplinaire des sciences historiques, ce programme s’est attiré une critique cinglante de la part de Heinz‑Dieter Kittsteiner sous le titre « Historia matrix vitae  20 ». Mais faut‑il vraiment craindre un tel retour à l’histoire tabellaire ? Ou ne serait‑il pas possible d’élargir l’angle d’approche en adoptant une grille d’analyse comme la proposait Georg Henrik von Wright en 1971 dans Explanation and Understanding en essayant de créer un pont entre une approche analytique et herméneutique 21 ? Le préalable à tout débat sera sans doute de revenir sur les conditions spécifiques dans lesquelles s’affirme le discours historiciste à la fin du xviiie siècle. Le rôle qu’y a joué le débat initié par Gatterer et la Allgemeine historische Bibliothek, que prolonge le Histo‑ risches Journal, tous deux organes de l’école de Göttingen, a été récemment analysé par Alexandre Escudier 22. L’histoire universelle, en s’opposant avec virulence à toute exposition historiographique structurée par le seul temps calendaire, recourt dans la construction de son objet à « une pensée complexe, imbriquée de la causalité historique 15. Gatterer, 1767, p. 15‑89 ; voir aussi Pandel,1984, p. 133‑151. 16. Schelle, 1780, p. 7. 17. Kraus, 1809. 18. Koselleck, 1990, p. 161 sqq. ; pour le débat contemporain, voir Chladenius, 1985. 19. Rüsen, 1983. 20. Paru dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung, le 24 janvier 1992, p. 32. 21. Wright, 2004 ; pour le cas spécifique de l’histoire du droit, voir Hoock, 1989. 22. Escudier, 2008.

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(un agencement raisonné, hiérarchisé des différents facteurs du mouvement de l’histoire – en tenant compte des interactions infinies entre nature et culture) 23 ». L’homme est dans cette conception de l’histoire essentiellement le produit des forces en présence ou, comme le note August Wilhelm Schlözer en 1772 dans son esquisse de l’histoire universelle : « Der Mensch ist von Natur nichts, und kann durch Konjukturen alles werden […] 24. » Donner l’exacte mesure de l’incidence des actions humaines dans cet ensemble des facteurs agissants est la tâche de l’historien dans la « conception épique de l’histoire mondiale » défendue par August Wilhelm Schlözer 25. En introduisant dans la théorie de l’histoire le couple « agrégat » et « système », Schlözer ne vise rien de moins qu’une explication causale du processus historique et cela au moment même où les empiristes allemands mettent à mal ce qui reste du système wolffien et de la variante scolaire de la métaphysique leibnizienne en ouvrant une véritable « crise de la causalité » analysée très brillamment par Michel Puech dans son ouvrage Kant et la causalité 26. Phénoménomalité, causalité et temporalité sont, au moment où Gatterer et Schlözer développent leur « plan historique », au centre des controverses que soulèvent les travaux de Johannes Nikolaus Tetens qui popularise en Allemagne les thèses de David Hume et de Jean‑Baptiste‑René Robinet, dont les considérations philosophiques sont parues au cours des années 1760 27. La question de savoir ce qui explique un phénomène et ce qui le porte, sa dimension épistémologique et sa dimension ontologique, entre dans une constellation philosophique qui prend l’allure d’un vaste débat mobilisant l’ensemble du public savant et littéraire 28. Le projet de l’École de Göttingen paraît, dans ce contexte, particulièrement démuni tant elle se donne un modèle analytique qu’elle n’est capable ni de verbaliser de façon adéquate ni de représenter sous une forme symbolique acceptable. L’« objectivisme » de Schlözer se réfère à une « causalité naturelle » que de nombreux autres participants au débat s’efforcent de sauver, soit en recourant à certaines figures wolffiennes 29, soit en épousant des positions théologiques qui vont de la théologie de la création aux courants spiritualistes de la deuxième moitié du xviiie siècle 30. Pour l’historiographie, une première réaction très significative vient de Herder : il propose un modèle de récit historique qui emprunte sa cohérence au texte littéraire en donnant un schéma transcendantal, permettant de réunir les éléments disparates des événements observés 31. Schiller et Humboldt, comme tout le cercle d’intellectuels dont Jean Quillien a retracé les débats pendant la période révolutionnaire, contribuera jusqu’à la publication de l’essai de Humboldt sur la Tâche de l’historien (1821) à redéfinir les rapports entre 23. Escudier, 2008, p. 7. 24. Schlözer, 1772, ici 1990, p. 6 ; voir aussi Rüsen, 1984, p. 45. 25. Voir l’analyse détaillée de Laudin, 2010, notamment p. 495. 26. Puech, 1990, passim ; Peters, 2005, p. 435 sqq. ; Kant reprend la distinction entre « agrégat » et « système » dans la Neuvième Proposition de son Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique qui paraît en 1784. Voir à ce propos Muglioni, dans Kant, 2006, p. 190. 27. Robinet, 1768. 28. À propos de la notion de « constellation philosophique », voir Mulsow, 2009, et Mulsow et Stamm, dir., 2005. 29. Pour les figures argumentatives de Tetens à ce propos, voir Puech, 1990, p. 209‑211. 30. L’exemple le plus important est donné par Johann Peter Süßmilch ; voir Rohrbasser, 2001. 31. Seeba,1985 ; Fulda, 2003.

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poétique et histoire, dont Diderot avait relevé l’importance stratégique dans son Éloge de Richardson dès 1761 32. La pression des événements, les bouleversements de la fin du siècle font par ailleurs que l’histoire apparaît plus que jamais comme une science directrice (Leitwissenschaft), bien qu’elle n’ait – selon les mots de Kant – pas encore trouvé son Kepler ou son Newton 33. Le « fardeau de l’histoire » (Last der Geschichte) tel que l’entendait Immanuel Kant est à la fin du xviiie siècle un enjeu qui dépasse le débat académique. Il est devenu inséparable de l’extension spatiale du champ d’expérience qui transforme dans le même temps l’expérience proche, comme le montrent les réflexions de Georg Forster dans ses Observations lors d’un voyage au Bas‑Rhin 34. Les débats interdisciplinaires à Göttingen reflètent à l’extrême fin du xviiie siècle les problèmes que soulève désormais l’« administration éclairée » des savoirs. L’activité de récolte et de classification demande un affinement progressif des critères de tri que Schlözer avait esquissé dès 1772 dans sa Vorstellung einer Universal‑Historie en distinguant quatre façons d’ordonner l’histoire : de façon chronologique, technographique, géographique et ethnographique, le dernier élément s’avérant le plus efficace et le plus nécessaire. Reprise par son collègue Christoph Meiners, cette approche deviendra après 1790, avec l’esquisse d’une anthropologie historique élémentaire, une porte d’entrée pour la théorie raciale au même titre que la place désormais accordée à la notion de « nation » parmi les historiens universalistes 35. La polémique qui s’en suivit comprendra des prises de position critiques de Kant et de Forster qu’accompagne le rejet de ce racisme vulgaire par la plupart des collègues de Meiners à Göttingen 36. Plus généralement cette mutation reflète l’« inexpérience du présent », telle que pouvait l’exprimer quelques années plus tard Chateaubriand à propos de son Essai sur les révolutions et avec lequel s’impose la mise à plat des différents niveaux d’historicité qui caractérise l’historisme. La réflexion méthodologique qu’elle inspire et dont Humboldt se fera le porte‑parole se retourne au début du xixe siècle d’abord contre l’ambition de la statistique avant de laisser place à l’éclatement disciplinaire des sciences humaines. À côté de l’histoire en tant que science autonome, l’économie politique et la sociologie vont occuper le champ de ce qui relève désormais de l’explication et de la compréhension en termes scientifiques 37. LISTE DES RÉFÉRENCES

Blancke (Horst‑Walter), 1997, Politische Herrschaft und soziale Ungleichheit im Spiegel das Anderen, Waltrop, Hartmut Spenner Verlag. Blumenberg (Hans), 1986, Die Lesbarkeit der Welt, Frankfurt, Suhrkamp. 32. Quillien, 1991, 1re partie ; Diderot, 1875, p. 221 ; Humboldt, 1985. 33. Voir les nombreuses références dans Koselleck, 1997, b, p. 65 sqq. 34. Sur la portée cognitive des récits de voyages, voir Blancke, 1997, t. 1, Einleitung. 35. Voir Gierl, 2010, p. 523. 36. Gierl, 2010, p. 531 et Lotter, 1987, p. 60 sqq. 37. Garner, 2008. Pour le débat contemporain, voir Lueder, 1817 et Lotz, 1811‑1814, qui tous deux, au nom de l’économie smithienne, s’attaquent à la boulimie taxinomique de la statistique et du caméralisme allemand.

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Cassirer (Ernst), 1994, Philosophie der symbolischen Formen. Dritter Teil : Phänomenologie der Erkenntnis, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft. Chladenius (Johann Martin), 1985, Allgemeine Geschichtswissenschaft, réimpr. de l’édition de 1752, introduction de Christoph Friedrich, préface de Reinhart Koselleck, Wien, Böhlau. Conze (Werner), 1951, Leibniz als Historiker, Berlin, de Gruyter. Daville (Louis), 1909, Leibniz historien. Essai sur l’activité et la méthode historiques de Leibniz, Paris, Alcan. Diderot (Denis), 1875, « Éloge de Richardson », dans Œuvres complètes, éd. par Jules Assézat, Paris, Garnier, t. V, p. 210‑227.   Escudier (Alexandre), 2002, « Épistémologie et ontologie de l’histoire », Le Débat, n°122, p. 12‑23. Escudier (A.), 2008, « Histoire universelle et comparaison à la fin du xviiie siècle en Allemagne », Eurostudia, 4/2, p. 1‑21. Fulda (Daniel), 2003, « Die Texte der Geschichte. Zur Poetik modernen historischen Denkens » (www.goethezeitportal.de/db/wiss/epoche/fulda_texte.pdf). Garner (Guillaume), 2008, « Statistique, géographie et savoirs sur l’espace en Allemagne (1780‑1820) », Cybergeo, épistémologie, histoire, didactique, article 433, mis en ligne le 28 novembre 2008 (http://www.cebergeo.eu/index20883.html). Gatterer (Johann Christoph), 1767, « Vom historischen Plan und der sich darauf gründenden Zusammenfügung der Erzählung », dans Allgemeine historische Bibliothek, 1, p. 15‑89. Gierl (Martin), 2010, « Christoph Meiners : Histoire de l’humanité et histoire universelle à Göttingen. Race et nation comme outils de la politisation des Lumières allemandes », dans Bödeker (Hans‑Erich), éd., Göttingen vers 1800, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, p. 515‑534. Halleux (Robert), 1998, « Histoire naturelle », dans Blay (Michel) et al., éd., La Science clas‑ sique, Paris, Flammarion, p. 712‑733. Harkness (Deborah), 2008, « Accounting for science », dans Jacob (Margaret C.) et Secretan (Catherine), éd., The Self‑Perception of Early Modern Capitalists, New York, Palgrave‑Macmillan. Hoock (Jochen), 1989, « Dimensions analytiques et herméneutiques d’une histoire historienne du droit », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 44/6, p. 1479‑1490. Hoock (J.), 2008, « Von der Zahl zur Erzählung. Daniel Defoe’s Pest in London », dans Bendlage (Andrea) et al., dir., Recht und Verhalten in vormodernen Gesellschaften. Festschrift für Neithard Bulst, Bielefeld, Verlag für Regionalgeschichte, p. 253‑263. Humboldt (Guillaume de), 1985, La Tâche de l’historien, avec une introduction de Jean Quillien, Lille, Presses universitaires de Lille. Jonsius (Johannes), 1968, De scriptoribus historiae philosophicae, éd. par J. Christoph Dorn, Iéna, 1716, réimp. avec une préface de Lutz Geldsetzer, Düsseldorf, Stern Verlag, 1968. Kant (Immanuel), 1902, « Allgemeine Naturgeschichte und Theorie des Himmels », dans Gesammelte Schriften, Berlin, de Gruyter, 1902, vol. 1, p. 125. Kant (I.), 2006, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolite, trad. et comm. par Jean‑Michel Muglioni, Paris, Bordas. Kittsteiner (Heinz‑Dieter), 1992, « Historia Matrix Vitae », Frankfurter Allegemeine Zeitung, 24 janvier, p. 32. Koselleck (Reinhart), 1990, « Point de vue, perspective et temporalité. Contribution à l’appropriation historiographique de l’histoire », dans Le Future passé. Contribution à la sémantique

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Revue de synthèse : TOME 135, 6e SÉRIE, N° 1, 2014

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[Causality and history. Introduction to the German debates in the 18th century].

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