Annales de dermatologie et de vénéréologie (2015) 142, 99—103

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CAS CLINIQUE

Kwashiorkor chez l’adulte : une complication rare de la chirurgie bariatrique Adult kwashiorkor: A rare complication of bariatric surgery D. Boutin a,∗, V. Cante a, P. Levillain b, X. Piguel c, G. Guillet a a

Service de dermatologie, CHU de Poitiers, 2, rue de la Milétrie 86021 Poitiers cedex, France Service d’anatomie et cytologie pathologiques, CHU de Poitiers, 2, rue de la Milétrie 86021 Poitiers cedex, France c Service d’endocrinologie, CHU de Poitiers, 2, rue de la Milétrie 86021 Poitiers cedex, France b

Rec ¸u le 21 avril 2014 ; accepté le 7 novembre 2014 Disponible sur Internet le 30 d´ ecembre 2014

MOTS CLÉS Kwashiorkor ; Chirurgie bariatrique ; Malnutrition ; Obésité



Résumé Introduction. — Le kwashiorkor est une manifestation clinique de carence protéino-énergique globale qui a été principalement décrite chez l’enfant dans des pays en voie de développement, avec au premier plan une atteinte cutanée eczématiforme associée à un tableau d’anasarque. Observation. — Nous rapportons le cas d’une femme d’ascendance africaine âgée de 44 ans, aux antécédents d’obésité sévère traitée par chirurgie bariatrique sans surveillance ultérieure régulière. Quatre ans plus tard, la patiente était hospitalisée dans notre unité de dermatologie pour des œdèmes diffus et des lésions cutanées à type d’eczéma craquelé évoluant depuis deux mois malgré des applications quotidiennes de dermocorticoïdes forts. L’ensemble des signes cliniques, l’effondrement de l’albuminémie et l’analyse histopathologique du tissu cutané évoquaient un kwashiorkor. La résolution des symptômes était obtenue en quelques semaines après renutrition. Discussion. — Le kwashiorkor est une entité clinique majoritairement décrite comme une maladie du nourrisson survenant dans des pays en voie de développement. L’atteinte cutanée est au premier plan, avec un eczéma craquelé associé à des œdèmes diffus. Le traitement par simple supplémentation protéique est efficace et permet d’éviter de nombreuses complications (infections, troubles hémodynamiques). L’obésité est une maladie chronique fréquente touchant près du tiers de la population mondiale, pour laquelle un traitement par chirurgie bariatrique peut

Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (D. Boutin).

http://dx.doi.org/10.1016/j.annder.2014.11.006 0151-9638/© 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

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D. Boutin et al. être indiqué. Sans suivi régulier, cette chirurgie peut entraîner une carence protéique importante. Ainsi, il sera sans doute de moins en moins rare d’être confronté à un kwashiorkor de l’adulte, complication iatrogène d’un traitement chirurgical de l’obésité. Aussi, la sémiologie de cette complication est-elle importante à connaître, d’autant que son traitement est simple et efficace. © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

KEYWORDS Kwashiorkor; Bariatric surgery; Obesity; Malnutrition

Summary Introduction. — Kwashiorkor is a clinical manifestation of global protein-calorie malnutrition that is described mainly in children in developing countries initially presenting eczema-like skin disease associated with hydrops. Observation. — We report the case of a 44-year-old woman with dark skin who had undergone bariatric surgery for treatment of stage-III obesity without regular monitoring and who was hospitalized in our dermatology department four years later. She had diffuse oedema and asteatotic eczema-like cutaneous lesions on pigmented skin that had developed for two months despite daily application of topical corticosteroids. Clinical signs, the collapse of serum albumin and histopathological analysis of skin tissue were evocative of kwashiorkor. Her symptoms subsided after several weeks of a nutritional programme. Discussion. — Kwashiorkor is a clinical entity described chiefly in children in developing countries. Cutaneous involvement comprising asteatotic eczema-like skin associated with diffuse oedema is prominent. Treatment with protein supplementation alone is effective and avoids many complications such as infections and haemodynamic disorders. Obesity is a serious and common disease in Western countries affecting one third of the world’s population, and for which treatment with bariatric surgery may be indicated. Without regular monitoring, this surgery can cause severe protein deficiency. Consequently, in the future there will seemingly be a greater likelihood of kwashiorkor in adults as an iatrogenic complication of obesity treatment. Its semiology needs to be underlined because of the simplicity and efficacy of treatment. © 2014 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Le kwashiorkor est une manifestation clinique de carence protéino-énergique globale. Il a été principalement décrit chez l’enfant dans des pays en voie de développement et comporte une atteinte cutanée eczématiforme associée à un tableau d’anasarque. Les pays industrialisés et émergents connaissent quant à eux un problème de santé publique opposé, celui de l’obésité morbide, pour laquelle l’indication d’une chirurgie bariatrique peut être parfois retenue. Celle-ci est dite dans certains cas « malabsorptive » et peut entraîner une carence protéique en cas d’absence de supplémentation adéquate et de suivi régulier. Nous rapportons ici un cas de kwashiorkor compliquant une chirurgie bariatrique de type « by-pass » (court-circuit) gastrique.

Observation Une femme de 44 ans, originaire d’Afrique de l’Ouest, était hospitalisée dans notre unité de dermatologie pour des œdèmes diffus et des lésions cutanées évoluant depuis deux mois malgré des applications quotidiennes d’émollients et de dermocorticoïdes forts. Elle avait eu une chirurgie bariatrique par by-pass gastrique quatre ans auparavant dans un contexte d’indice de masse corporelle (IMC) élevé à 45,9 kg/m2 . Elle était supplémentée en fer, zinc et potassium depuis son opération mais sans suivi clinique ni

biologique régulier ; aucune autre circonstance particulière n’était notée. Cliniquement, la patiente était asthénique et prostrée. Sur un fond de pigmentation mélanique peu intense, elle présentait des lésions érythémato-squameuses diffuses mal limitées, prurigineuses, donnant un aspect d’eczéma craquelé quasi érythrodermique (Fig. 1). Il y avait une accentuation des lésions au pourtour du périnée, des œdèmes des jambes, des avant-bras, de l’abdomen et du visage, réalisant un tableau d’anasarque avec une prise de poids de 14 kilos en quelques semaines (Fig. 2a et b). La face était marquée d’une discrète exophtalmie, avec un aspect de visage « lunaire ». Les cheveux n’étaient pas accessibles à l’examen clinique du fait d’ajouts capillaires tressés. Biologiquement, il existait un effondrement de l’albuminémie à 19,1 g/L et de la pré-albuminémie à 0,038 g/L, mais aussi une anémie normocytaire arégénérative avec une hémoglobinémie à 10,4 g/dL et une carence en vitamines A, D, B9 et B6. Le taux sanguin de vitamine B12 et la ferritinémie étaient dans les normes. Les taux sériques de zinc et de sélénium étaient dans la limite basse. L’examen histopathologique d’une biopsie cutanée trouvait un épiderme acanthosique recouvert d’une couche cornée parakératosique épaissie comportant quelques micropustules intracornées, un corps muqueux de Malpighi spongiotique, un derme papillaire très œdémateux et un infiltrat inflammatoire périvasculaire diffus composé de

Kwashiorkor chez l’adulte : une complication rare de la chirurgie bariatrique

Figure 1. Lésion élémentaire érythémato-squameuse d’aspect craquelé, discrètement hyperpigmentée, prenant l’aspect de « peinture en écaille ».

cellules rondes avec quelques polynucléaires éosinophiles (Fig. 3). L’ensemble du tableau évoquait un kwashiorkor compliquant une chirurgie bariatrique par by-pass gastrique. Une renutrition était entreprise avec des suppléments oraux hyper-protéinés, associée à une anticoagulation préventive (devant l’hypoalbuminémie et l’alitement), des perfusions d’albumine (devant l’importance de l’anasarque) et une supplémentation en vitamines A, D, B6 et B9. La résolution était obtenue en quelques semaines, avec une perte de

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Figure 3. Coupe histologique de la peau montrant un épiderme acanthosique, une couche cornée parakératosique épaissie, un corps muqueux de Malpighi spongiotique et un derme papillaire très œdémateux.

poids rapide correspondant à la disparition des œdèmes, une disparition complète des lésions cutanées, du prurit et de l’altération de l’état général et une remontée de l’albuminémie, partiellement corrigée à 28,1 g/L en deux semaines.

Discussion Le kwashiorkor est une conséquence clinique d’une malnutrition protéino-énergique globale bien connue des pays en voie de développement, dans sa forme infantile. Son pronostic est sombre en l’absence de traitement, notamment

Figure 2. a : lésions érythémato-squameuses diffuses associées à des œdèmes des quatre membres et de l’abdomen ; b : faces postérieures de cuisses, eczéma craquelé et vergetures accentuées par l’œdème.

102 en raison de complications infectieuses et d’un important retentissement hémodynamique [1—4]. L’atteinte cutanée est au premier plan et reproduit un aspect d’eczéma craquelé et vernissé qui se développe majoritairement sur les zones de pression et les zones humides (plis et périnée), donnant un aspect de « peinture en émail » (aussi décrit comme « peinture écaillée » lorsque les lésions s’étendent et se rejoignent) [1,2,5,6]. Ces zones apparaissent hyperpigmentées sur les peaux foncées et rouge violacé sur les peaux claires [5]. Les cheveux sont généralement fins et clairsemés, avec des alternances de zones claires et de zones sombres, signes respectifs de périodes de malnutrition alternant avec des périodes d’alimentation normale, appelé « signe du drapeau » [1,7]. Les œdèmes résultent de l’hypoalbuminémie et sont quasi constants, localisés aux jambes mais aussi à l’abdomen, aux bras et au visage, donnant cet aspect de « visage lunaire » qui peut masquer la fonte du tissu graisseux et musculaire [1]. Chez l’adulte, ces symptômes peuvent être frustres avec au premier plan un aspect de xérodermie ou d’ichthyose prurigineuse, résultant d’une diminution des sécrétions des glandes sébacées ou de déficits associés en vitamines ou en oligoéléments [1]. Les diagnostics différentiels, et parfois associés, sont la carence en vitamine PP à l’origine d’une pellagre (typiquement localisée aux zones photo-exposées) et la carence en zinc (plutôt péri-orificielle, bipolaire et acrale), toutes deux souvent accompagnées d’une atteinte des muqueuses [2,5]. L’hypoalbuminémie inférieure à 28 g/L conforte le diagnostic clinique [1] ; une recherche de déficits vitaminiques ou en oligoéléments doit être effectuée systématiquement. La biopsie cutanée trouve un épiderme acanthosique recouvert d’une couche cornée parakératosique épaissie, un corps muqueux de Malpighi spongiotique associé à quelques nécroses kératinocytaires, un derme papillaire très œdémateux et un infiltrat inflammatoire périvasculaire de lymphocytes [1,2,5]. L’obésité, quant à elle, est une maladie chronique bien connue des pays occidentaux et en pleine expansion dans les pays émergents [8]. Sa morbi-mortalité est élevée, avec de nombreuses complications possibles. La chirurgie bariatrique, après échec d’un traitement médical bien conduit, est une option thérapeutique de plus en plus choisie, avec un nombre annuel d’actes de chirurgie bariatrique multiplié par sept en France entre 1997 et 2006, soit 13 653 actes en 2006 [9]. La chirurgie bariatrique repose sur deux modes d’action principaux, qui peuvent être associés entre eux : d’une part, la réduction du volume gastrique, d’autre part, l’induction d’une malabsorption intestinale grâce à la création d’un système de court-circuit ou de dérivation, comme avec le by-pass gastrique. Dans cette technique, une partie de l’estomac est raccordée au jéjunum. Les aliments vont donc directement dans la partie moyenne de l’intestin grêle où se déversent les sécrétions digestives de la deuxième partie de l’estomac et du duodénum via la création d’une anse biliopancréatique. L’absorption protéique est partagée entre le duodénum et l’intestin grêle, ce premier étant court-circuité dans les interventions malabsorptives. Dans ces conditions, les causes de carence protéique sont nombreuses (réduction d’apport, diminution de la digestion enzymatique, diminution de la surface et du temps d’absorption digestive) [9]. Selon une revue publiée en 2005, une carence protéique

D. Boutin et al. pourrait être mise en évidence dans 0 à 18 % des cas de by-pass avec un recul de 6,5 ans [10]. Ainsi sera-t-il sans doute de moins en moins rare d’être confronté au tableau clinique de kwashiorkor chez l’adulte compliquant une chirurgie bariatrique. Dans ce cadre, des recommandations précises sur la prise en charge de ces carences nutritionnelles ont déjà été publiées [11]. À notre connaissance, seuls deux cas de kwashiorkor compliquant une chirurgie bariatrique ont été décrits. Le premier cas a été publié en 2007 à New York ; il rapportait l’histoire d’une femme de 43 ans ayant eu une chirurgie bariatrique par by-pass gastrique avec une mauvaise observance post-opératoire des consignes alimentaires. Elle était hospitalisée à nouveau six mois plus tard devant un tableau clinique de kwashiorkor avec une albuminémie basse mais aussi un abaissement des taux sanguins d’hémoglobine, de vitamines A et D, de cuivre et de zinc. Les symptômes régressaient rapidement après une renutrition parentérale [3]. Le deuxième cas, en 2013 à Nice, relatait un tableau similaire chez une femme de 32 ans présentant un kwashiorkor quelques semaines après une opération par by-pass [2]. Il faut noter que dans ce dernier cas, le déficit protéinoénergique objectivé biologiquement ne portait que sur l’albumine. L’évolution était également favorable après un mois de renutrition parentérale. Notre observation concorde avec la clinique et l’efficacité du traitement décrits dans la littérature. Elle est par ailleurs originale sur trois points : le tableau clinique initial d’une quasi érythrodermie associée à une altération de l’état général, tableau pour lequel de nombreux autres diagnostics pouvaient être évoqués ; la discrétion de la pigmentation mélanique, contrastant avec l’hyperpigmentation plus classique chez les patients à peau foncée originaires d’Afrique de L’Ouest (pigmentation constitutionnelle peu intense, hypopigmentation diffuse liée au kwashiorkor ou utilisation de produits éclaircissants ?) ; le délai de quatre ans entre l’opération et la complication. Cela rappelle qu’un suivi régulier à long terme, et même à vie, est nécessaire après chirurgie bariatrique.

Déclaration d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

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[Adult kwashiorkor: a rare complication of bariatric surgery].

Kwashiorkor is a clinical manifestation of global protein-calorie malnutrition that is described mainly in children in developing countries initially ...
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